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C’était en juin 1773.

Au fond de lui, Louis ne peut longtemps se laisser bercer par ces scènes émouvantes et rassurantes.

Il doit se soumettre aux examens du chirurgien Lassonne.

On sait déjà que le cadet de Louis, le comte de Provence, est, quoiqu’il le dissimule, incapable de remplir ses devoirs d’époux. Louis doit faire face non seulement à l’ironie et aux sarcasmes des courtisans, mais à Marie-Antoinette qui écrit à Marie-Thérèse : « Il est très bien constitué, il m’aime et a bonne volonté, mais il est d’une nonchalance et d’une paresse qui ne le quittent jamais. »

Et pourtant il chasse avec fougue et témérité.

Il y a aussi les critiques du premier des ministres, Choiseul, dont il sent la volonté de l’humilier en même temps que la jalousie. Car Louis sera roi. Et Choiseul écrit :

« Le prince est imbécile, il est à craindre que son imbécillité, le ridicule et le mépris qui en seront la suite, ne produisent naturellement une décadence de cet Empire, qui enlèverait le trône à la postérité du roi. »

Louis se sent ainsi observé, jaugé, jugé, critiqué, et cette colère mêlée d’amertume, ce sentiment d’impuissance, qui le rongent, il ne peut les exprimer qu’en se jetant au terme d’une chevauchée, couteau au poing, sur le gibier qu’il a acculé.

Mais cette force et cette rage intérieures sont proscrites dans le monde policé, retors, dissimulé, de la Cour et dans le labyrinthe des intrigues qui constitue la politique de la monarchie.

Alors Louis doit affronter et subir les regards perçants des courtisans, des ambassadeurs, qui font rapport à leurs souverains sur cette monarchie française, si glorieuse, si puissante, et cependant taraudée par les faiblesses de ceux qui l’incarnent, et paralysée par les résistances aux réformes de ses élites privilégiées.

L’ambassadeur d’Espagne écrit ainsi :

« Monsieur le Dauphin n’a pas encore révélé son talent ni son caractère. On ne doute pas qu’il soit bon et grand ami de la vertu. Sa taille est bien prise et son corps robuste ; il aime extrêmement la chasse et la suit à cheval si dextrement qu’on le suit avec difficulté. On considère même qu’il s’expose à des chutes dangereuses.

« On ne connaît personne qui ait gagné sa confiance intime.

« On doute qu’il ait consommé son mariage. Quelques-uns l’affirment, mais plusieurs dames de la dauphine ne paraissent pas le croire ; il ne manque pas de pièces à conviction pour le faire penser.

« On retrouve dans le linge des deux princes des taches qui révèlent que l’acte a eu lieu, mais bien des gens l’attribuent à des expulsions extérieures du dauphin qui n’aurait pas réussi à pénétrer non par manque de tempérament mais à cause d’une petite douleur mal placée qui s’accentue quand il insiste.

« D’autres croient que tout a été accompli, parce que le dauphin s’est montré plein d’affection avec la dauphine depuis quelque temps ; mais le doute qui continue à planer sur le sujet, pourtant si important, ne laisse pas penser que le résultat désiré ait été atteint, sans quoi on l’eût célébré.

« La dauphine est belle et de cœur très autrichien : tant qu’il ne l’aura pas très attachée à la France il est naturel qu’elle goûte peu tous les avantages de ce pays.

« Pourtant elle aime beaucoup les bijoux et les ornements et ne manque pas d’occasions ici de se procurer tout ce qu’elle souhaite, elle peut donc satisfaire abondamment l’inclination de son sexe…

« Le comte de Provence a très bon air. Mais tout le monde, d’une voix unanime, affirme son impuissance.

« Le comte d’Artois est galant et de belle allure, il a plus de lumières que ses frères et plus de dispositions à s’instruire. À le juger par son apparence, sa vivacité et toutes ses qualités le font apparaître comme le sauveur et le restaurateur de sa famille.

« La situation de ce gouvernement et de cette monarchie n’est pas à envier… »

4

Louis sait ce que l’ambassadeur d’Espagne pense du royaume de France.

Et il n’ignore rien de ce que les courtisans, les autres diplomates, et les membres de la famille royale, écrivent dans leurs missives, chuchotent entre eux.

Le compte rendu de leurs propos, la copie de leurs lettres, viennent d’être déposés, là, sur la table, par le directeur de ce « cabinet noir » chargé de recueillir les conversations, d’ouvrir les correspondances, et d’en faire rapport quotidien au roi.

Ainsi l’avaient voulu Louis XIV, puis Louis XV, et Louis a pris leur suite, fasciné en même temps qu’effrayé par ce qu’il découvre, avide désormais de connaître ainsi la réalité cachée de ce royaume dont il a la charge, et de percer à jour les intentions de ses proches.

Louis se convainc que ce ne sont point les apparences qui comptent, que les propos publics ne sont le plus souvent que le masque d’intentions et de projets différents.

Il avait depuis l’enfance dissimulé ses pensées, adolescent solitaire et silencieux. Il se persuade qu’on ne peut gouverner ce royaume, agir sur les hommes, qu’en jouant une partie secrète, dont il ne faut livrer les ressorts à quiconque, même au plus proche des conseillers, même à la reine.

Comment d’ailleurs pourrait-on agir autrement, quand on est celui qui doit, en dernier recours, décider du sort de ces vingt-cinq millions de sujets qui constituent le royaume le plus peuplé d’Europe ?

Quand, à Paris, on dénombre au moins six cent mille habitants.

Qu’il faut se soucier de ces philosophes, qui règnent sur les esprits, qui ont diffusé à plusieurs milliers d’exemplaires, les dix-sept volumes de leur Encyclopédie.

Et Louis se défie de ces hommes « éclairés » de cet esprit des Lumières, de ce Voltaire qui, habile, retors, sait à la fois louer le roi sacré à Reims, et conduire la guerre contre l’Église. Voilà un homme qui avance caché, qui publie des libelles violents sous des noms d’emprunt, mais qui n’a qu’un but : « Écraser l’infâme », cette religion apostolique et romaine qui est le socle même de la monarchie.

Or Louis se veut être le Roi Très Chrétien de la fille aînée de l’Église.

Elle compte près de cent trente mille clercs et moniales, dont cent quarante-trois évêques. Ces derniers font tous partie de cette noblesse, forte de trois cent cinquante mille personnes, dont quatre mille vivent à la Cour.

Privilégiés, certes, mais Louis sait que nombreux sont ceux qui, tout en étant fidèles à la monarchie, jalousent le roi. À commencer par ce Louis-Philippe d’Orléans, son cousin, grand maître de la Maçonnerie, cette secte condamnée par l’Église mais tolérée, alors qu’en 1764 – victoire du parti philosophique – les Jésuites ont été expulsés du royaume.

Et il y a ces « frondeurs » de parlementaires, exilés par Louis XV et le chancelier Maupeou, mais qui harcèlent Louis, pour obtenir l’annulation de la réforme, leur retour à Paris, avec tous leurs privilèges.

Et puis, le « peuple », ces millions de sujets, le « tiers état ». La crête en est constituée par deux à trois millions de « bourgeois », négociants, médecins, chirurgiens, avocats, lettrés, se retrouvant souvent dans des sociétés de pensée, loges maçonniques, où ils côtoient certains nobles, tous pénétrés par l’esprit des Lumières, lecteurs de Montesquieu, de Rousseau et d’abord de Voltaire. Au-dessous d’eux, la masse paysanne représente plus de vingt millions de sujets, dont un million et demi sont encore serfs, et les autres, petits propriétaires ou fermiers et métayers, sont écrasés d’impôts, royaux, seigneuriaux, féodaux, et doivent même la dîme à l’Eglise !