Trop de souffrances, et donc trop de haines, trop de désirs de vengeance se sont sans doute accumulés depuis des siècles et font de Louis le XVIe celui qu’il faut crucifier.
Trop de peurs aussi, d’accusations de trahison conduisent à un verdict impitoyable. Le Manifeste de Brunswick annonce selon les orateurs sans-culottes « une Saint-Barthélemy des patriotes ».
Robespierre, presque chaque jour, au club des Jacobins le répète. La rumeur se répand selon laquelle les habitants de Paris seront conduits dans la plaine Saint-Denis, et décimés sur place dès l’entrée dans la capitale des troupes prussiennes et de l’armée des Princes forte de vingt mille émigrés.
Les patriotes les plus notoires et cinquante poissardes seront roués !
Louis partage le sentiment du journaliste royaliste Du Rosoi qui écrit dans la Gazette de Paris :
« Au moment où vous lisez ces lignes, toutes les hordes, soit celles qui délibèrent, soit celles qui égorgent : républicains, pétitionnistes, novateurs, brissotins, philosophistes, écrivent, discutent, aiguisent des poignards, distribuent des cartouches, donnent des consignes, se heurtent, se croisent, augmentent le tarif des délations, des crimes, des libelles et des poisons… Si ces factieux osent prononcer la déchéance du roi, ils osent le juger ; et s’ils le jugent, il est mort ! Mort ! entendez-vous, lâches et insouciants Parisiens… »
La mort est donc là. Louis la voit. Elle le saisira dans quelques heures, quelques jours, quelques mois. Mais il est depuis si longtemps persuadé que son destin tragique est écrit et qu’il ne peut le changer, que ces dernières heures avant le 10 août ne le surprennent pas.
L’Assemblée erre, hésite, condamne ceux qui pétitionnent pour la déchéance du roi, et plus tard décide que les régiments de Suisses devront quitter Paris pour se rendre aux frontières, ce qui signifie, ouvrir les portes des Tuileries, livrer le roi aux émeutiers.
Et ceux-ci ne sont pas les meilleurs du peuple de Paris. Les purs patriotes se sont enrôlés pour aller combattre les Prussiens : quarante mille jeunes gens en quelques semaines.
Il reste les boutiquiers, les ouvriers, les vagabonds, les artisans fanatiques, ceux qui veulent occuper les places, prendre le pouvoir pour eux-mêmes, laissant faire la guerre aux autres. Ils ne représentent qu’une faible partie du peuple de Paris.
Mais ils sont déterminés. Et les femmes si souvent soumises et humiliées les accompagnent et même les entraînent.
Et cependant, une foule insouciante remplit les Champs-Elysées. Toutes les boutiques sont ouvertes. On vend dans ces journées torrides des rafraîchissements. On chante. On danse. On assiste aux spectacles de pantomimes et de marionnettes.
Cela étonne un voyageur anglais, Moore, qui a vu les canons installés sur le Pont-Neuf afin d’interdire aux cortèges sans-culottes venus de la rive droite et de la rive gauche de se rejoindre.
Mais, à quelques rues seulement de ce qui sera sans doute un lieu de combat : « Tout est tranquille dans Paris. On s’y promène. On cause dans les rues comme à l’ordinaire. Ces gens-là paraissent heureux comme des dieux… le duc de Brunswick est l’homme du monde auquel ils pensent le moins. »
Mais il y a ceux qui s’apprêtent à donner l’assaut aux Tuileries si l’Assemblée législative refuse de proclamer la déchéance du roi.
Et depuis les tribunes de la salle du Manège, ils sont des centaines à insulter les députés, à les menacer, cependant que d’autres les attendent à la sortie de l’Assemblée, les entourent, les frappent.
Et bientôt, il n’y aura plus en séance qu’une minorité de députés – à peine un peu plus de deux cents, sur sept cent quarante-cinq – prêts à soutenir les vœux des sans-culottes.
Le « peuple » – quelques milliers sur plus de six cent mille Parisiens – est trop fort pour se laisser dompter par l’Assemblée, qui, jeudi 9 août, à sept heures du soir, clôt ses travaux, sans s’être prononcée sur la déchéance du roi.
Médiocre et lâche habileté des Girondins.
« Il pleuvra du sang », prévoit un témoin, quand il entend un quart d’heure avant minuit la grosse cloche des Cordeliers battre le tocsin, suivie par les cloches de six autres églises.
Et les tambours commencent à résonner, les sans-culottes à se rassembler.
Demain, vendredi 10 août 1792, ce sera, comme prévu, on l’a préparé, la journée révolutionnaire qui doit achever ce qui a été commencé le 14 juillet 1789.
Courte nuit avant l’aube du vendredi 10 août.
Louis écoute le procureur-syndic du département Rœderer, qui est assis aux côtés de la reine, de Madame Élisabeth, du dauphin, et qui veut, dit-il, par sa présence aux Tuileries protéger le roi et sa famille.
Déjà plusieurs fois, il a affirmé que le salut ne pourrait venir d’une résistance armée aux sans-culottes s’ils tentaient d’attaquer le château.
Il faudrait se réfugier à l’Assemblée, où la majorité des députés étaient modérés, et feraient de leurs corps et de leur légitimité un rempart.
Le maire de Paris, Pétion, souriant, vient à son tour aux Tuileries, puis se retire après quelques instants, et Louis comprend que cet homme-là refusera de prendre parti, s’enfermera chez lui, se laissant « enchaîner avec des rubans », de manière à sauver sa vie.
Vers deux heures et demie du matin, Rœderer lit le rapport qu’on vient de lui remettre.
Les rassemblements de sans-culottes ont de la peine à se former, dit-il. Les citoyens des faubourgs se lassent. Il semble qu’on ne marchera pas.
Et un informateur royaliste qui vient d’arriver, confirme ces informations :
« Le tocsin ne rend pas », répète-t-il.
Louis reste impassible. La journée n’a pas commencé. On vient d’annoncer que sur ordre de Manuel, procureur général de la Commune, on a retiré les canons en batterie sur le Pont-Neuf. Dès lors, les sans-culottes du faubourg Saint-Antoine et ceux du faubourg Saint-Marceau peuvent se rejoindre !
Et Louis approuve et comprend les inquiétudes du marquis de Mandat, d’autant plus que Manuel est un proche de Danton. L’obstacle majeur à l’assaut des Tuileries vient de sauter.
Louis se retire. Il veut dormir, laisser le destin s’écouler selon la pente dessinée par Dieu. Quand il sort de sa chambre, on lui annonce que le marquis de Mandat, sur convocation de la Commune, et sur les conseils de Rœderer, a accepté de se rendre à l’Hôtel de Ville où la Commune veut l’entendre.
Le commandant de la garde nationale, responsable de la défense des Tuileries, est parti seul sans escorte.
Louis ferme les yeux.
Il entend Madame Élisabeth dire à Marie-Antoinette : « Ma sœur, venez donc voir le lever de l’aurore. »
Combien, demain, vivront une aube nouvelle ?
On tue déjà, place Vendôme, devant l’Hôtel de Ville.
Le marquis de Mandat a été mis en état d’arrestation, accusé d’avoir ordonné, si une « colonne d’attroupement s’avançait vers le château, de l’attaquer par-derrière ».
« C’est une infamie, crie-t-on, un prodige de lâcheté et de perfidie. »
On l’entraîne vers la prison de l’Hôtel de Ville. Et dès qu’il apparaît sur les marches, on l’abat : coups de pistolet, coups de pique et de sabre.
Et les membres du Comité secret, les commissaires de chaque section qui avaient été désignés dans la nuit, chassent la Commune légale, au nom du salut public. Elle sera remplacée par une Commune insurrectionnelle, dans laquelle Danton affirme son autorité. Santerre est nommé commandant de la garde nationale à la place de Mandat. Et les cortèges se mettent en mouvement vers le château des Tuileries.
Il n’est pas encore neuf heures.
Place Vendôme, de très jeunes gens jouent avec des têtes, les jetant en l’air et les recevant au bout de leurs bâtons. Ce sont celles du journaliste royaliste Suleau et de trois de ses amis.