« De ce lieu et de ce jour date une nouvelle époque de l’histoire du monde. »
Gœthe,
présent à Valmy le 20 septembre 1792
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Combien de morts ?
Maximilien Robespierre s’interroge. Il n’a pas participé aux combats. Il est resté enfermé chez les Duplay, rue Saint-Honoré, à écouter les feux de salve qui se sont prolongés dans l’après-midi de ce vendredi
10 août.
Maintenant que la nuit est tombée, il se rend à la section des Piques, place Vendôme.
Autour de la statue de Louis XIV, une foule s’affaire, et, à l’aide de crocs, d’épieux, de lourds maillets, de barres de fer, on essaie de desceller la statue, et quand le Roi-Soleil commence à osciller on crie : « Plus de roi, haine aux tyrans. »
On commence à briser la statue, et d’autres sans-culottes, des jeunes gens, des femmes martèlent, sur les façades, le mot roi, les fleurs de lys.
Robespierre s’arrête, questionne. On le reconnaît, on l’acclame. On lui dit que le peuple renverse les statues, celles de Louis XV et de Louis XIII, d’Henri IV.
On réclame la déchéance de Louis Capet, son procès. On brûle les sièges des journaux monarchistes. On traque les journalistes royalistes. On arrête des « suspects », soupçonnés à leur mine, à leurs vêtements, d’être des aristocrates.
On hurle qu’il faut tuer les Suisses qui se sont réfugiés, non loin de là, au couvent des Feuillants, et d’autres au Palais-Bourbon.
Combien de morts déjà ?
Au moins un millier, dont plus de six cents défenseurs du château, Suisses et aristocrates venus défendre le roi.
Au Carrousel, le peuple brûle les cadavres avec les débris des devantures des boutiques brisées ou incendiées par les décharges de mousqueterie.
Qu’est devenu le roi ? Qu’a décidé l’Assemblée à son sujet ? Suspension ou déchéance ? Robespierre veut se rendre salle du Manège, mais il s’adresse d’abord à l’assemblée de la section des Piques :
« Il faudra que le peuple s’arme encore une fois de sa vengeance, dit-il. Songez que le courage et l’énergie du peuple peuvent seuls conserver la liberté. Il est enchaîné dès qu’il s’endort, il est méprisé dès qu’il ne se fait plus craindre, il est vaincu dès qu’il pardonne à ses ennemis avant de les voir entièrement domptés. »
On le désigne par acclamation comme représentant de la section à la Commune insurrectionnelle.
C’est là qu’est le pouvoir.
Il voit, à l’Assemblée, le roi et sa famille, qui sont encore dans la loge du logographe et qui passent leur nuit dans quelques pièces du couvent des Feuillants.
Les députés, à peine deux cent quatre-vingt-cinq sur les sept cent quarante-cinq que compte l’Assemblée, ont décidé la suspension du roi, et son internement.
Les sans-culottes, les représentants de la Commune insurrectionnelle ont protesté. Ils demandent la déchéance de Monsieur Veto. Ils exigent que le roi et sa famille ne soient pas internés au palais du Luxembourg, ou à l’hôtel du ministre de la Justice, comme l’avait décidé l’Assemblée, mais dans le donjon du Temple, où la surveillance doit être sévère à chaque instant. Il faut que Louis Capet, l’Autrichienne et petit Capet, ne disposent que de l’indispensable. Point de luxe. Point de sortie. Point de visite. Il n’y a plus de roi.
Et l’Assemblée s’incline devant la Commune insurrectionnelle. Les députés votent aussi pour que soit constitué un Conseil exécutif provisoire, et c’est Danton qui y exercera la plus forte influence, parce qu’il a recueilli deux cent vingt-deux voix sur deux cent quatre-vingt-cinq, plus qu’aucun des autres candidats. On sait que Danton a été l’homme de l’insurrection du 1er août.
« Je suis entré au Conseil exécutif par la brèche ouverte aux Tuileries », dit-il de sa voix de stentor.
Celui que ses ennemis appellent « le Mirabeau de la canaille », ce franc-maçon, qui choisit comme secrétaires Fabre d’Églantine et Camille Desmoulins, est une force physique : visage léonin, crinière embroussaillée, mâchoire large, mains épaisses, torse et épaules musclés.
Il aime la vie, le pouvoir, l’argent. On l’a dit agent du duc d’Orléans, soudoyé par la Cour. Il s’est jeté dans le brasier révolutionnaire avec toute son énergie et son talent d’avocat.
Robespierre l’observe. Comment un homme débauché, corrompu, tonitruant, pourrait-il être un homme vertueux ?
Mais c’est Danton qui est au Conseil exécutif, ministre de la Justice, lui qui joue le premier rôle, et domine Roland, ministre de l’intérieur, que son épouse Manon inspire.
C’est elle qui en fait dirige le bureau de l’esprit public, qui sous l’autorité de Roland doit influencer, orienter les journaux. Ils sont tous patriotes, puisque la censure a été établie et que les journaux monarchistes ont été supprimés. Le journaliste Suleau a été massacré, son confrère Du Rosoi, arrêté, a été condamné à être guillotiné. L’Assemblée a créé un Tribunal criminel extraordinaire, sous la pression de la Commune insurrectionnelle. Les juges qui le composent ont été élus par les sections.
Robespierre, qui a recueilli le plus de voix, devrait en prendre la présidence. Il hésite, puis refuse :
« Je ne peux être le juge de ceux dont j’ai été l’adversaire, dit-il. J’ai dû me souvenir que s’ils étaient les ennemis de la patrie, ils s’étaient aussi déclarés les miens. »
Les Girondins l’accusent d’hypocrisie, de vouloir en fait rester à la Commune afin d’occuper ce lieu de pouvoir. Des affiches sont placardées, à côté de celles qui depuis le 11 août annoncent : « Le roi est suspendu, sa famille et lui restent otages. »
« Robespierre, y lit-on, est un homme ardemment jaloux. Il veut dépopulariser le maire Pétion, se mettre à sa place et parvenir au milieu des ruines à ce tribunal, objet continuel de ses vœux insensés. »
Robespierre, sans qu’un trait de son visage tressaille, lit et relit, avec une fureur maîtrisée qui le glace, ces accusations.
Il n’attaquera pas, pas encore, ces Girondins auteurs de ces accusations.
Mais le soir, au club des Jacobins, d’une voix coupante, il dit :
« L’exercice de ces fonctions de président du tribunal criminel extraordinaire pour juger les auteurs des crimes contre-révolutionnaires était incompatible avec celles de représentant de la Commune. Je reste au poste où je suis, convaincu que c’est là que je dois actuellement servir la patrie. »
On l’acclame.
Il lit l’appel que vient de lancer la Commune :
« Peuple souverain, suspends ta vengeance. La justice endormie reprendra aujourd’hui tous ses droits. Tous les coupables vont périr sur l’échafaud. »
Les Jacobins l’ovationnent. « Plus de roi, jamais de roi », crient-ils.
On a conduit Louis Capet et sa famille au donjon du Temple.
On a entassé toute la famille royale dans une voiture traînée seulement par deux chevaux qui avançaient au pas, escortée par des gardes nationaux, crosse en l’air.
On a voulu qu’ils traversent Paris, qu’ils voient les statues des rois renversées. Et on leur a dit que l’on a même brisé celle de Philippe le Bel qui est dans Notre-Dame.
« Louis-Néron » est resté impassible.
Marie-Antoinette, cette nouvelle Agrippine, serre contre elle son fils, et tout au long du trajet, qui a pris plusieurs heures, elle a reçu en plein visage les insultes, les accusations, cette « putain et son bâtard ».
Autour d’eux la mort rôde.
Les journaux patriotes l’appellent pour qu’elle frappe.
Dans Les Révolutions de Paris, Robespierre lit : « La patrie et le despotisme ont lutté ensemble un moment corps à corps. Le despotisme avait été l’agresseur. Il succombe. Point de grâce, qu’il meure mais pour ne plus avoir à recommencer avec cette hydre, il faut abattre toutes les têtes d’un coup. Donnons dans la personne des Bourbons et de leurs complices un exemple éclatant qui fasse pâlir les autres rois ; qu’ils aient toujours devant eux et présent à leur pensée le fer de la guillotine tombant sur la tête ignoble de Louis XVI, sur le chef altier et insolent de sa complice. Frappons après eux tous ceux dont on lit les noms sur les papiers trouvés dans le cabinet des Tuileries ; que tous ces papiers nous servent de listes de proscriptions. Faut-il encore d’autres pièces justificatives ? Qu’attend-on ?