« Triple nom de Dieu, s’écrie un fédéré marseillais, je ne suis pas venu de cent quatre-vingts lieues pour ne pas foutre cent quatre-vingts têtes au bout de ma pique. »
Les députés que l’Assemblée envoie sur les lieux des massacres pour tenter de les arrêter sont terrorisés, entourés d’hommes qui tuent comme on élague, et disent d’un prisonnier qu’ils vont « l’élargir ».
Ils s’approchent d’un député :
« Si tu viens pour arrêter la justice du peuple, je dois te dire que tu ferais de vains efforts. »
Et la délégation de l’Assemblée se retire, préfère ne pas savoir.
« Les ténèbres ne nous ont pas permis de voir ce qui se passait. »
« Nulle puissance n’aurait pu les arrêter », dit Danton.
Et les assassins continuent. Ils terrorisent, favorisent les Montagnards, les Cordeliers.
« Nous sommes sous le couteau de Robespierre et de Danton », dit Manon Roland.
Brissot et Pétion, qui veulent être élus à la Convention, sont contraints de quitter Paris, de se présenter en province.
Louvet, un écrivain lié aux Girondins, qui a pris la parole pour discuter la candidature de Marat à la Convention, est entouré à la sortie de la salle d’« hommes à gros bâtons et à sabre, les gardes du corps de Robespierre. Ils menacèrent. Ils me dirent en propres termes : “Avant peu tu y passeras.” Ainsi l’on était libre dans cette assemblée où sous les poignards on votait à haute voix ! ».
Il faut approuver si l’on veut rester en vie.
Billaud-Varenne, avocat, membre de la Commune insurrectionnelle, substitut du procureur Manuel, fait le tour des prisons, assiste aux massacres, et déclare : « Peuple tu immoles tes ennemis. Tu fais ton devoir. »
Et il attribue vingt-quatre livres aux tueurs, aux « tape-dur » qui exécutent les verdicts de Maillard.
Le maire Pétion détourne la tête.
« Le peuple de Paris administre lui-même la justice, dit-il, je suis son prisonnier. »
« Le peuple, dit Couthon, le député Montagnard, continue à exercer sa souveraine justice dans les différentes prisons de Paris. »
Et Marat s’en félicite.
Son programme d’exécutions qu’il répète depuis des mois – et presque chaque jour depuis le 10 août – est enfin mis en œuvre.
Un homme comme Fournier – « l’Américain » – s’y emploie.
Il a vécu à Saint-Domingue. De retour à Paris, il a été un « enragé du Palais-Royal ». Il a participé à la prise de la Bastille et aux autres journées révolutionnaires, devenant une figure notoire des Cordeliers.
Il organise le massacre des cinquante-trois prisonniers qu’il doit transférer d’Orléans à Paris, les livre aux tueurs à Versailles. Mais avant, il les a dépouillés de tous leurs objets de valeur.
Car on ne se contente pas de tuer. On vole. On pille. Qui osera s’opposer à ces hommes armés, aux mains rouges de sang ?
Ils exigent qu’on leur donne montres et colliers, bijoux. Il faut faire vite sinon ils arrachent le lobe de l’oreille avec sa boucle.
Ils s’introduisent dans le Garde-Meuble qui contient les fortunes royales et y volent pour trente millions de diamants.
Paris est ainsi livré pendant près d’une semaine à quelques centaines de massacreurs et de voleurs.
« Les circonstances rendaient les exécutions pour ainsi dire excusables », écrit un fédéré brestois, qui ajoute quelques jours plus tard : « Elles étaient nécessaires. »
Les sans-culottes, dit-on, ont empêché « les scélérats de souiller la terre du sang du peuple ».
On tue donc sans hésitation, gaiement.
Autour des cadavres on danse, on chante La Carmagnole :
Ah ! ça ira ! ça ira ! ça ira !
Les aristocrates à la lanterne
Ah ! ça ira ! ça ira ! ça ira !
Les aristocrates on les pendra.
On les sabre, on les pique, on les dépèce, on arrache leurs entrailles, on tranche leur sexe.
On dispose des bancs pour les habitants du quartier qu’on réveille afin qu’ils puissent assister au spectacle « purificateur ».
Et qui oserait refuser quoi que ce soit à ces hommes armés ?
Ils posent des lampions sur chaque cadavre.
Et pour que l’ennui de tuer ne vienne pas tuer l’ardeur, on s’excite, on jouit de faire souffrir. On met les condamnés à nu, on entaille leur corps.
Voici la princesse de Lamballe, amie de la reine.
« C’est une petite femme vêtue de blanc, raconte un témoin, que les bourreaux armés de toutes sortes d’armes assommèrent. »
On lui coupe la tête, on traîne son corps. On le fend, on arrache le cœur. La rumeur se répand qu’on l’a fait griller et qu’un homme l’a mangé.
On promène la tête et les parties génitales – dit un témoin – jusqu’au Temple.
On interpelle Marie-Antoinette. On veut qu’elle voie « comment le peuple se venge de ses tyrans. Je vous conseille de paraître, si vous ne voulez pas que le peuple monte ici », ajoute un sans-culotte.
Marie-Antoinette s’évanouit, cependant qu’on promène la tête de la « ci-devant princesse de Lamballe » devant les fenêtres du Temple. Et le corps nu et mutilé gît au pied du mur, entouré d’une bande de quelques dizaines d’assassins et de profanateurs, que par calcul, lâcheté ou fanatisme, les membres de la Commune insurrectionnelle appellent « le peuple souverain ».
Et les « massacres » sont justifiés par la plupart des journaux – à l’exception du Patriote français, dans lequel écrit le Girondin Brissot qui sait bien que ces égorgeurs, et ceux qui les laissent faire, ont aussi pour objectif de s’imposer dans la nouvelle Assemblée, la Convention. Il leur faut pour cela écarter les Girondins, et réduire à un silence apeuré les électeurs et demain les députés.
Mais dans L’Ami du peuple, ou dans Les Révolues de Paris, on comprend, on justifie les massacres et même « les indignités faites au cadavre de Lamballe ». « La Lamballe citée au tribunal du peuple y a comparu avec cet air insolent qu’avaient jadis les dames de la Cour mais qui sied mal à une criminelle au pied de son juge. Et l’on voudrait que le peuple ne perdît point patience ? »
Et dans le Compte rendu au peuple souverain, qui est patronné par Danton, on prend la défense des massacreurs :
« Ce n’est point une barbarie de purger une forêt de brigands qui infestent les routes et attentent à la vie du voyageur. Mais c’en est une atroce de vouloir que le peuple laisse en paix ces mêmes brigands comploter et exécuter des vols et des assassinats… C’est là véritablement, dans l’aristocratie propriétaire, qu’existent l’effrayante barbarie, la froideur criminelle, la haine des lois et la fureur de l’intrigue… »
Mais derrière le « peuple », on sait que les ordonnateurs de ces assassinats siègent à la Commune du
10 août. Ce sont Danton, Marat et consorts. Et le peuple est paralysé par l’horreur.
Le libraire Ruault est révulsé de ce qu’il voit.
« J’ai passé, les pieds dans le sang humain, à travers les tueurs, les assommeurs. »
Il veut faire libérer un prisonnier. Il s’adresse au « juge » Maillard, qui l’écoute, lui demande des preuves de la bonne volonté patriotique du prisonnier. Alors que Ruault s’éloigne, Maillard crie d’une voix forte :
« Monsieur, Monsieur, mettez votre chapeau en sortant ! »
On immole ceux qui sortent nu-tête !
« En sortant, continue Ruault, les haches, les sabres levés se baissent ; je vis expirer à mes pieds, sur le pavé, un vieux et vénérable prêtre à cheveux blancs en habit violet qui venait de tomber transpercé de coups de sabre et qui criait encore “Ah, mon Dieu !” » Ruault a vu aussi « deux hommes nus, en chemise, les bras retroussés jusqu’aux épaules, qui étaient chargés de pousser dehors les condamnés à mourir, qu’on appelait élargis ».