Il est toujours membre des Jacobins, mais « tout se salit, tout s’enlaidit, tout se gâte de plus en plus chaque jour ». Il constate les rivalités, entre Montagnards et Girondins, entre Paris et la province. C’est par la terreur qu’inspirent les massacres qu’une faction montagnarde veut imposer sa loi.
Ruault, bon patriote, note :
« Les discours que l’on tient aux Jacobins sont d’une extravagance digne des temps où nous vivons. J’y suis resté parce qu’il y a danger à en sortir. Ceux qui ne renouvellent pas leur carte depuis le 10 août sont regardés comme des traîtres, des peureux, des modérés : on les arrête sous un prétexte quelconque. Je resterai donc avec eux jusqu’à la fin de cette tragédie sans me mêler, autrement que pour les écouter, de ce qu’ils font, de ce qu’ils disent. On y reçoit depuis un mois tant de gens mal famés, extravagants, exaspérés, tant de fous, tant d’enragés, que cette société des Jacobins est toute dégénérée de ce qu’elle était en 1790-1791 et au commencement de cette année. Les anciens membres ne la reconnaissent plus. »
Comme Ruault, ils se taisent. Et le peuple détourne les yeux, pour ne pas assister à ces assassinats que perpètre une poignée de tueurs.
On murmure que « Danton conduit tout, Robespierre est son mannequin, Marat tient sa torche et son poignard ».
En fait Danton laisse faire, justifie, et Robespierre comme lui utilise la peur créée – ce commencement de la terreur – à des fins politiques : tenir la Convention qui se réunira dans quelques semaines.
Marat approuve. Et certains comme Collot d’Herbois, ancien acteur devenu membre de la Commune insurrectionnelle, vont jusqu’à dire : « Le 2 septembre – début des massacres – est le grand article du Credo de notre liberté. » Et treize cents victimes, qu’est-ce au regard de ce qu’il faudrait purger ? Trois centaines de mille ! Et ce n’est pas la moitié des victimes de « l’infâme » catholicisme qui fit trois mille morts à la Saint-Barthélemy.
Et l’on a tué beaucoup de prêtres en cette première semaine du mois de septembre 1792, comme si on rêvait d’« écraser l’infâme », car on se souvient de cette formule de Voltaire.
Aux Jacobins, on fait l’éloge de Marat.
Il veut être à Paris candidat à la Convention.
Quelques voix s’élèvent pour demander que les Jacobins ne le soutiennent pas.
Mais l’ancien Capucin Chabot, l’un des premiers à avoir rejeté sa soutane, devenu un sans-culotte à la tenue débraillée, aux mœurs dissolues, se lève.
« Je dis que c’est précisément parce que Marat est un incendiaire qu’il faut le nommer… Il est clair que lorsque Marat demande que l’on tue un pour éviter qu’on ne tue quatre-vingt-dix-neuf il n’est pas non plus sanguinaire… Je dis donc que les chauds patriotes doivent porter Marat à la Convention. »
« Je vous demande, mon cher ami, écrit Ruault après le discours de Chabot, si dans la Révolution vous avez jamais rien entendu, rien lu de plus fou, de plus atroce, que cette apologie d’un homme exécré de tout ce qui a l’âme honnête et sensible… »
Seule consolation, Ruault constate :
« … L’admirable tenue des citoyens qui partent pour les frontières, qui volent à la défense de la patrie.
« J’en ai vu défiler deux mille lundi 10 et mardi 11 septembre dans l’Assemblée nationale, tous bien armés, bien équipés, pleins d’ardeur et fureur.
« Ils s’écriaient en passant à travers l’Assemblée : “Nous les vaincrons ! À l’arme blanche ! À l’arme blanche !” »
33
Les volontaires qui en sabots et en carmagnoles bleues gravissent à marches forcées le massif de l’Argonne savent que, depuis la chute de Verdun, ce relief est la dernière forteresse où l’on peut arrêter les Prussiens du duc de Brunswick dans leur avance vers Châlons et Paris.
On marche sous une pluie qui paraît ne jamais devoir cesser.
On s’enfonce jusqu’aux chevilles dans la boue. Et cependant on chante :
Aux armes, citoyens
Formez vos bataillons…
Contre nous de la tyrannie
L’étendard sanglant est levé.
Les éclaireurs ont signalé que les troupes de von Massenbach, obéissant aux ordres du duc de Brunswick, ont occupé le plateau de Lune. Et le général Dumouriez, commandant en chef de l’armée française, a confié au général Kellermann la mission de prendre position sur le plateau de Valmy qui fait face à celui de Lune.
La pluie fine et pénétrante ou au contraire rageuse, frappant avec violence les visages, noie les forêts et le relief, les plateaux et les défilés de l’Argonne. « Tout était enfoui dans une boue sans fond », dit Gœthe qui chevauche aux côtés des Prussiens.
Mais les régiments de ligne et les bataillons de volontaires marchent avec entrain, se saluent en lançant : « Vive la nation ! »
Les premiers, qui étaient composés de vieux soldats, d’avant la prise de la Bastille, se sont renouvelés. Les enrôlés sont de jeunes conscrits dont les plus âgés ont à peine vingt-cinq ans, et eux aussi, comme les volontaires, brûlent d’ardeur patriotique, cette foi dans la nation nouvelle.
Et il y a même des corps francs et des légions étrangères composés de Hollandais, de Luxembourgeois, de « réfugiés » de toutes les nations. Ils composent une légion des Allobroges, une légion germanique, une légion « franche étrangère ».
L’Assemblée législative a accordé, le 26 août 1792, le « titre de citoyen français à tous les philosophes qui ont soutenu avec courage la cause de la liberté et qui ont bien mérité de l’Humanité ».
Washington et Thomas Paine, pour les États-Unis, le savant Joseph Priestley pour l’Angleterre, et William Wilberforce, qui a été l’apôtre de l’abolition de l’esclavage, et Anacharsis Cloots qui se veut l’« Orateur du genre humain », et les poètes allemands Klopstock et Schiller ont été ainsi honorés, et sont devenus citoyens français.
Mais le rêve des combattants étrangers anonymes qui escaladent l’Argonne, c’est non seulement de défendre le pays de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, mais c’est d’apporter la liberté à leurs patries respectives.
La Commune de Paris a proclamé :
« En renonçant à tous projets de conquête, la nation n’a point renoncé à fournir des secours aux puissances voisines qui désireraient se soustraire à l’esclavage. »
Et l’armée de Dumouriez, qui vient de Sedan, celle de Kellermann qui arrive de Metz, et celle de Beurnonville qui est partie de Lille, se retrouvent, en Argonne, face aux Austro-Prussiens, commandés par le duc de Brunswick, et par le roi de Prusse Frédéric-Guillaume II, neveu du Grand Frédéric II.
Et ces armées étrangères sont suivies par quelques milliers d’émigrés, rassemblés autour du comte d’Artois.
Les troupes françaises sont plus nombreuses de quelques milliers d’hommes.
Elles disposent d’une artillerie supérieure – les canons de Gribeauval –, les officiers d’artillerie et du génie sont, comme le sous-lieutenant Bonaparte ou le savant Camot, des officiers maîtres de leur art.
L’artillerie, le génie, mais aussi l’intendance, réorganisés sous le règne de Louis XVI, sont de fait les meilleurs d’Europe. En émigrant, les officiers nobles ont libéré des places, vite occupées par de jeunes sous-officiers roturiers, ambitieux et liés ainsi à la Révolution.