Le revoici dans sa « famille d’Arras », cédant à Charlotte, s’installant avec elle, rue Saint-Florentin non loin de la Convention, regrettant aussitôt les Duplay.
« Ils m’aiment tant, confie-t-il, ils ont tant d’égards, tant de bonté pour moi qu’il y aurait de l’ingratitude à les repousser. »
Et finalement il retourne chez les Duplay, laissant Charlotte ulcérée, persuadée que Madame Duplay rêve de marier sa fille Éléonore à Maximilien. Celui-ci se dérobe et Charlotte incite Augustin à se déclarer, à épouser Éléonore.
Mais la vie privée des deux frères est emportée par le torrent impétueux de la Révolution, auquel aucun de ceux qui jouent un rôle ne peut échapper.
Marat, qui a évité l’acte d’accusation, enrage contre ces députés, ses collègues.
Ce ne sont à l’entendre que des « cochons », des « bourgeois », des « trembleurs », des « imbéciles ».
« À voir la trempe de la plupart des députés à la Convention nationale je désespère du salut public », lance-t-il.
On crie : « À bas Marat ! »
Il siège, sur un banc isolé, car qu’on soit de la Gironde, de la Montagne ou de la Plaine, personne ne veut s’afficher à ses côtés. On méprise son accoutrement, ces sortes de turbans dont il s’enveloppe, son teint bistre. On éprouve du dégoût pour sa maladie de peau.
Il répond coup pour coup :
« Je rappelle mes ennemis personnels à la pudeur. Je les exhorte à s’interdire des clameurs furibondes et des menaces indécentes contre un homme qui a servi la liberté et eux-mêmes plus qu’ils ne le pensent. »
Il inquiète. Il soupçonne déjà Danton d’être un corrompu, attiré par le plaisir. « Il me faut des femmes », avoue Danton.
Et surtout, Danton soutient le général Dumouriez qui, au lieu de poursuivre et d’écraser les vaincus de Valmy, négocie avec le duc de Brunswick un retrait paisible des troupes prussiennes !
Et Danton est tenu jour après jour au courant de la négociation, puisqu’il a délégué auprès de Dumouriez l’un de ses proches, l’ancien écuyer du comte d’Artois, le colonel Westermann, commandant de la région du Nord.
Danton se méfie donc de Marat, même s’il sait que ses principaux ennemis sont les Girondins, cette Manon Roland qui le poursuit de sa haine, peut-être simplement parce qu’il n’a pas paru sensible à ses charmes, et qu’elle est une séductrice impérieuse, imposant ses idées à son époux, à Barbaroux, à Brissot, à l’état-major girondin.
Et lorsque, le 29 septembre, la Convention décide que les ministres ne peuvent être choisis parmi les députés – façon d’exclure Danton de son poste de ministre de la Justice – mais que les Girondins demandent que la mesure ne s’applique pas au ministre de l’intérieur Roland, Danton s’étonne, se moque, blesse à jamais les Girondins, nourrit la haine que Manon Roland lui porte.
« Personne ne rend plus justice que moi à Roland, s’écrie-t-il. Mais je lui dirai si vous lui faites une invitation, faites-la donc aussi à Madame Roland, car tout le monde sait que Roland n’était pas seul dans son département ! »
Les députés de la Plaine, les « trembleurs », n’osent rire !
Et les Girondins s’indignent.
Mais Danton poursuit :
« Je rappellerai, moi, qu’il fut un moment où la confiance fut tellement abattue qu’il n’y avait plus de ministres et que Roland eut l’idée de sortir de Paris ! Il n’est pas possible que vous invitiez un tel citoyen à rester au ministère ! »
La rage saisit les Girondins et il ne leur reste qu’à attaquer Danton, à l’accuser eux aussi de corruption, à dénoncer ses complices Fabre d’Églantine et Camille Desmoulins.
À lui reprocher d’avoir, au ministère de la Justice, choisi comme juges des citoyens non en fonction de leur compétence – « la justice doit se rendre par les simples lois de la raison », dit Danton – mais de leur fidélité à l’esprit sans-culotte.
« Tous ces hommes de loi sont d’une aristocratie révoltante », dit l’ancien avocat Danton. Il veut révolutionner cela !
Dès lors, on ne le croit pas, quand il prône la « réconciliation », l’« explication fraternelle », l’« indulgence ».
On le soupçonne de duplicité.
Il couvre les négociations avec Brunswick, au prétexte de détacher la Prusse de l’Autriche.
Rêverie, puisque le roi de Prusse n’accepte de négocier qu’avec le roi de France, et il n’y a plus de roi ! Mais une République.
Et c’est le même Danton qui lance :
« Nous avons le droit de dire aux peuples, vous n’aurez plus de rois… La Convention nationale doit être un Comité d’insurrection générale contre tous les rois de l’Univers. »
Et qui après avoir à la fois négocié, évoqué cette insurrection générale, affirme le 4 octobre 1792 :
« Je demande qu’on déclare que la patrie n’est plus en danger… Le principe de ce danger c’était la royauté. Vous l’avez abolie. Loin d’avoir à craindre pour notre liberté nous la porterons chez tous les peuples qui nous environnent. »
Que pense et veut vraiment Danton ?
À Königsberg, en cette fin septembre 1792, le philosophe Kant apprend que la République est proclamée en France :
« Maintenant je puis dire comme Siméon : laisse partir ton serviteur, Seigneur, car j’ai vécu un jour mémorable. »
35
« Jour mémorable » : la proclamation de la République française, en cet automne 1792, l’est pour toute l’Europe.
On regarde avec effroi, sympathie, enthousiasme, émotion, colère ou mépris, mais jamais avec indifférence, et toujours avec passion, cette nation puissante, la plus peuplée d’Europe.
Sa monarchie millénaire, modèle de bien des princes, paraissait indestructible.
Mais le peuple a forcé les grilles de Versailles et des Tuileries. Les privilèges ont été abolis. Les souverains humiliés, emprisonnés. Et la nation s’est proclamée républicaine. Cataclysme. « Jour mémorable ». Aussi bouleversant pourtant que le jour où le vieux Juif Siméon découvre que l’enfant qu’il a porté dans ses bras est le Messie.
Les émigrés français à Coblence, à Londres, à Bruxelles, à Turin, à Nice, à Pétersbourg enragent, appellent les souverains à la croisade contre cette populace sacrilège.
Dans les salons où se réunissent les « esprits éclairés », on lit au contraire avec ferveur les journaux, les lettres qui arrivent de Paris.
On partage les réflexions du libraire Ruault qui écrit à ses correspondants, qui comme lui sont lecteurs de Voltaire et de Rousseau, de l’Encyclopédie, de Beaumarchais :
« Quels sont les fondateurs de notre République ? Des gens sans propriétés pour la plupart, des hommes exaspérés, fougueux, sanguinaires, des demi-brigands. Mais réfléchissez sur l’histoire des Républiques et vous verrez qu’elles n’ont pas eu d’autres individus pour fondateurs. Rome et Venise n’ont pas de plus noble origine… Et le système républicain donne l’essor au génie, au talent… Nous verrons si nous sommes capables de réaliser ce beau système… »
Dans l’entourage des souverains on s’indigne, on s’inquiète.
Il faudrait arracher vite ce « champignon vénéneux » qui peut répandre ses poisons dans toute l’Europe.
Le roi de Prusse, Frédéric-Guillaume II, dont les armées font paisiblement retraite, après que Brunswick et Dumouriez se sont entendus, rompt toutes les négociations avec ce nouveau régime.
Mais à Mayence, à Spire, à Francfort, certains chantent La Marseillaise, arborent la cocarde tricolore, et créent des sociétés de pensée qui s’inspirent du club des Jacobins.
Ils attendent les soldats de la République qui avancent, en entonnant : « Allons, enfants de la patrie », et « Ça ira ».