Lors des changements de garde, qui ont lieu tard dans la soirée, on exige des prisonniers qu’ils ne se mettent point au lit à leur heure habituelle.
« Quand la relève arrive, on leur demande de se mettre en ligne, et un gardien dit en les désignant : “Voici Louis Capet, voici Antoinette sa femme, Élisabeth sœur de Louis Capet, et les deux enfants mâle et femelle de Louis XVI et d’Antoinette, je vous les remets tous sains et saufs, tels que vous les voyez.”
« Pendant cette séance aucun d’eux n’ouvrit la bouche, ils se laissaient compter comme des moutons. Quelle humiliation, grand Dieu ! Un roi dans une telle situation doit désirer la mort la plus prompte. Un pauvre particulier ferait bien le même souhait s’il était ainsi traité ! »
D’autres, au contraire, méprisent ce souverain déchu.
« Louis Bourbon, Louis XVI ou plutôt Louis dernier qui… habite toujours la tour du Temple. Sa tranquillité ou plutôt sa stupide apathie est toujours la même. Il ne paraît pas plus sentir ses malheurs que ses crimes », lit-on dans la Feuille villageoise.
Peindre ainsi Louis en homme stupide et donc inconscient de la gravité de ses actes, et du moment qu’il vit, c’est aussi préparer l’opinion à ce « qu’on oublie Louis XVI dans sa prison » puis, la victoire acquise sur l’étranger, et elle semble à portée de main, on le proscrira.
C’est là le projet des députés de la Plaine, de nombreux Girondins. Ils ajoutent :
« C’est l’avis de tous les Anglais qui ont embrassé notre cause. Un roi chassé, disent-ils, n’a plus de courtisans, un roi tué se fait plaindre, et cette compassion donne des défenseurs à sa famille. Tarquin n’eut point de successeur, Charles Ier d’Angleterre, décapité, en a encore. »
Louis mesure l’incompréhension ou la haine dont il est victime.
Il leur oppose la prière, la conviction qu’il doit se tourner vers Dieu, et que seule cette fidélité au Père éternel, et à son Église, importe.
Il pense, il sait qu’il n’a jamais failli. Et donc que les souffrances et les humiliations qui lui ont été infligées sont des épreuves auxquelles Dieu le soumet.
Car Louis ne doute pas que le sacre qui l’a fait roi de droit divin l’a distingué du reste des hommes, de ses sujets.
Et qu’il ne peut se soumettre à leurs lois qu’autant qu’elles sont conformes aux exigences de sa foi, de sa fonction royale.
Et il n’a de comptes à rendre qu’à Dieu.
Il est informé par Cléry de ce qui se dit, s’écrit, se prépare.
Son valet de chambre, qui a l’autorisation de voir sa femme deux fois par semaine, lui rapporte ce qu’elle lit, ce qu’elle entend. Et Louis est ému, quand il apprend que, sur l’air de Frère Jacques, on chante :
Ô mon peuple que vous ai-je donc fait ?
J’aimais la vertu, la justice
Votre bonheur fut mon unique objet
Et vous me traînez au supplice.
Et l’on murmure aussi la Complainte de Louis XVI dans sa prison :
Grand Dieu j’élève à toi mon âme gémissante !
Sous les coups d’un bourreau je suis prêt à mourir
Mais ne te présentant qu’une vie innocente
Du trône à l’échafaud, je marche sans pâlir.
Et à Cléry qui affirme que jamais Sa Majesté ne connaîtra le supplice, que les Français ne sont pas un peuple régicide, Louis répond, d’une voix calme :
« Ils me feront périr. »
Il ne craint pas le peuple, mais les conventionnels qui sont sous la surveillance des sans-culottes. Et Marat, dès qu’il a été décidé que le procès de Louis devant la Convention aurait lieu, a déposé une proposition décisive : lors de tous les scrutins du procès, les votes auront lieu par appel nominal et à voix haute.
La proposition de Marat est adoptée le 6 décembre, le jour même où la Convention décrète que Louis Capet sera traduit à la barre pour y subir son interrogatoire.
Chaque député dès lors sait que les « enragés » installés dans les tribunes de la Convention « jugeront » son vote. Et que c’est sa vie qu’il mettra en jeu, s’il se prononce en faveur du roi.
« Presque tous nos députés, note Manon Roland, en décembre, alors que se succèdent les séances de la Convention consacrées au roi, ne marchent plus qu’armés jusqu’aux dents. Mille gens les conjurent de ne coucher ailleurs qu’à l’hôtel. La charmante liberté que celle de Paris ! »
On craint de manifester son opinion.
Et dès lors, comme le constatent les Annales républicaines :
« Il règne dans cette ville, tranquille en apparence, une fermentation sourde et alarmante pour les bons citoyens. Les opinions sur le sort de Louis XVI s’y heurtent violemment. Les uns veulent qu’ils portent sa tête sur l’échafaud, les autres, et c’est le plus grand nombre, étrangers à toute autre passion qu’à celle du salut public, attendent dans un respectueux silence la décision de la loi… On trouva avant-hier soir, dans la salle d’assemblée de la section du Contrat social, plusieurs petits papiers semés par des agitateurs : ils avaient en tête trois fleurs de lys et on y lisait les deux mauvais vers suivants :
Si l’innocence est condamnée à mort,
Les assassins eux-mêmes en subiront le sort. »
Car des hommes veulent sauver le roi, par attachement à la monarchie, ou par prudence, pour préserver leur avenir. Car condamner Louis XVI à mort, si la monarchie un jour est rétablie – et certains le craignent et certains le pensent probable –, c’est porter la marque infamante du régicide et subir la vengeance du roi, qui pourrait être l’un des frères de Louis XVI, ou ce petit dauphin qui se souviendra de sa prison du Temple, des peurs qu’il a éprouvées.
Si le roi est exécuté, « les chemins seront rompus derrière nous, dit le conventionnel Le Bas. Il faudra aller bon gré mal gré. Et c’est alors qu’on pourra dire vivre libre ou mourir ».
Danton est persuadé de cela.
Il est convaincu que, « si le roi est mis en jugement, il est perdu car en supposant même que la majorité de la Convention refuse de le condamner, la minorité le ferait assassiner ».
Il accepte de recevoir un émigré, Théodore Lameth, ancien député à la Législative, frère aîné d’Alexandre et Charles Lameth, eux-mêmes députés feuillants.
Théodore arrive de Londres, pour tenter de sauver Louis XVI.
Il veut convaincre Danton, l’acheter peut-être, le persuader qu’en jugeant – et condamnant – Louis XVI : « Vous allez à votre perte en perdant la France. » Danton hausse les épaules, et répond :
« Vous ne savez donc pas qu’il faut passer par la sale démocratie pour arriver à la liberté ? »
Lameth insiste :
« Ceux qui ont enfermé le roi dans la tour du Temple croient peut-être avoir besoin d’un dernier crime, mais vous êtes, au moins directement, étranger à la déposition du roi, à sa captivité. Sauvez-le, alors il ne restera de vous que de glorieux souvenirs ! » Danton laisse Lameth développer ses arguments en faveur du roi, et tout à coup l’interrompt, martelant chaque mot de sa réponse :
« Sans être convaincu que le roi ne mérite aucun reproche, dit Danton, je trouve juste, je crois utile de le tirer de la situation où il est. J’y ferai avec prudence et hardiesse tout ce que je pourrai ; je m’exposerai si je vois une chance de succès, mais si je perds toute espérance, je vous le déclare, ne voulant pas faire tomber ma tête avec la sienne, je serai parmi ceux qui le condamneront. »