Il laissa son verre plein, quitta le café et entreprit de faire à pas lents le tour de la place, cherchant des yeux la petite rue dont avaient parlé Verveuil et Olga. Il ne fut pas long à la découvrir ; elle débouchait non loin de la terrasse où il s’était assis. Il s’y engagea, s’arrêtant souvent pour se retourner et regarder derrière lui. Un côté de la rue était occupé par un mur uni, sans ouvertures. Quant à l’autre, en effet, à cause de l’obliquité de la voie, aucune fenêtre n’offrait de vue sur l’église... Aucune fenêtre, mais le cas était différent pour l’échafaudage de ravalement dont il avait été question et qu’il aperçut bientôt. Celui-ci formait un relief assez prononcé par rapport à la ligne des façades. De là, on devait apercevoir le parvis.
Martial Gaur ressentit une vive satisfaction à constater par lui-même que les conspirateurs n’avaient pas menti, que le complot était une réalité et non pas un rêve, un tour de son imagination, comme il se le demandait encore avec inquiétude un moment auparavant.
Des ouvriers travaillaient sur l’échafaudage et l’ensemble était recouvert d’une bâche pour contenir la poussière. Une excellente cachette pour permettre à un tireur d’accomplir son forfait, songea-t-il. Etait-il possible que la police ne prit pas garde à cette maison ? Après quelques instants de réflexion, Martial Gaur conclut que c’était bien possible en effet, sinon certain comme le prétendait Olga. Le plan de Verveuil semblait assez bon. Un réflexe bizarre l’incita à spéculer sur ses chances de réussite, le visage crispé par l’attention, comme si cet élément était pour lui d’un intérêt capital.
Il mesura de l’œil la distance qui séparait la maison du parvis et l’évalua à une centaine de mètres. Verveuil avait dit quatre-vingts. Possible ; sa propre estimation était tout de même un peu plus forte. Verveuil était bon tireur, c’est vrai, Gaur ne l’ignorait pas, mais peut-être pas aussi habile qu’il le prétendait. De toute façon, même un tireur d’élite ne pouvait être absolument sûr de son coup, à cette distance, compte tenu de l’émotion inévitable en la circonstance.
Il n’avait plus rien à voir dans cette rue et jugea inutile de traîner plus longtemps autour de l’échafaudage, dans les environs duquel il était fort possible que Verveuil vint rôder, pour mieux étudier le terrain. Il retourna songeur vers la place et l’examina d’un œil nouveau, avec une attention beaucoup plus aiguë que tout à l’heure, le sourcil froncé, l’esprit tendu dans son effort pour composer le tableau quelle présenterait quelques jours plus tard, au moment de la sortie du cortège.
C’est encore un réflexe puissant de photographe que de chercher à créer dans sa tête une image aussi exacte que possible du sujet final.
Son visage se rembrunit justement dans la mesure où le tableau se précisait. La scène qui lui apparaissait maintenant avec toutes ses formes et toutes ses couleurs présentait un aspect très différent de celui qu’offrait aujourd’hui cette place relativement calme, un aspect assez rébarbatif à ses yeux pour crisper ses traits en une grimace douloureuse. Ce qu’il voyait, avec une intensité singulière c’était la foule, l’abominable cohue qui ne manquerait pas d’accourir pour assister à un événement aussi spectaculaire que ce mariage. Des milliers, des dizaines de milliers de Parisiens seraient là, agités de remous, s’écrasant les uns les autres, difficilement contenus par des cordons de police.
Il chercha, avec une angoisse visible, à se situer lui-même au sein de ce tumulte. Hélas ! Il savait bien que c’était une tentative insensée. Son infirmité lui interdisait ces fantaisies.
Toutes ses expériences récentes de la foule lui revinrent en mémoire pour lui représenter la folie de sa présence parmi ces tourbillons. Son regard douloureux parcourut encore l’étendue de la place, à la recherche fébrile d’un coin où il pourrait trouver un abri, d’un point où il aurait une vue sur le parvis sans courir le risque d’être renversé et foulé aux pieds. Il n’en découvrit aucun.
Il serra les poings en apercevant alors les rangs serrés de ses confrères, massés en première ligne. Bousculés comme les autres assistants, mais habitués à ces remous, entraînés à leur céder sans que leur œil quittât l’objectif, alertes comme il l’était autrefois, ils parvenaient toujours à prendre une vue entre deux cahots. Les publications du monde entier auraient envoyé là leurs meilleurs spécialistes, tous experts à saisir au vol l’élément insolite. C’est sur cet élément, celui que personne n’attendait, que se concentra maintenant son esprit. Il connaissait trop bien les réflexes et le sens de l’à-propos des reporters photographes pour ignorer que des dizaines de caméras mitrailleraient le président comme un écho presque instantané du premier coup de feu, encore et encore, plusieurs fois en quelques secondes.
L’attentat ne donnerait pas matière à un document exceptionnel, mais à des centaines de clichés, tous plus ou moins semblables parmi lesquels les magazines n’auraient qu’à faire leur choix. Quant à lui, Martial Gaur, il n’aurait même pas la possibilité de prendre un des éléments de cette série, banale au demeurant par son abondance.
Il n’avait rien à faire ici. Il déplora un instant l’instinct qui l’avait poussé à venir explorer ce lieu. A la réflexion, tout de même, il ne regretta plus cette initiative, puisque, parvenu à une conclusion, il sentait se dissiper le trouble qui l’étreignait depuis sa découverte du complot.
Il secoua la tête avec énergie, comme pour chasser de dernières réticences et s’entendit murmurer à mi-voix :
« Je n’ai que trop tardé. Il est temps d’alerter la police. Il faut dénoncer sur-le-champ un dessein aussi abominable. »
X
IL allait s’éloigner de la place pour retrouver sa camionnette, quand il eut la surprise d’apercevoir la silhouette de Herst, immobile, près du parvis de l’église. A la réflexion, cette présence lui parut moins étonnante. Le garde du corps était sans doute venu inspecter le terrain, lui aussi, et repérer le point où il se placerait avec ses hommes, pour exercer une surveillance aussi efficace que possible, tout en respectant la volonté du chef de l’Etat.
Herst ne l’avait pas vu. Paradoxalement, le premier réflexe de Martial fut de tourner les talons. Cependant, frappé par l’absurdité de cette attitude alors qu’il était décidé, une minute auparavant, à se rendre chez son ami pour lui faire part de sa découverte, il resta sur place, sans pouvoir cependant se résoudre à l’aborder.
Il ne marcha enfin vers lui qu’après une longue minute de profonde réflexion, période pendant laquelle un plan de manœuvre s'échafauda de lui-même dans son esprit, un plan satisfaisant à la fois sa volonté d’empêcher cet attentat absurde et son désir de ne pas bouleverser par une action intempestive les voies du destin. C’était un désir confus, qui prenait sa source dans des régions obscures de son univers mental, rattaché simplement peut-être à son principe d’impartialité et auquel il eût été incapable, à ce stade de l'affaire, de trouver un motif rationnel.
Quoi qu’il en fût, un demi-sourire éclaira son visage quand les lignes du plan lui apparurent avec assez de netteté et c’est avec une parfaite maîtrise qu’il aborda son ami.