Il abandonnait parfois le corps étendu, croyant avoir atteint la composition idéale, et bondissait vers son appareil, maintenant fixé sur son support, aussi vite que le lui permettait sa malheureuse jambe. Il observait le tableau à travers le viseur, laissait échapper une exclamation de dépit et revenait avec la même précipitation vers le sujet, pour rectifier un détail qui lui paraissait soudain inadmissible.
« Tu peux parler, tu sais, dit-il sur un ton bourru, comme elle observait son manège sans oser ouvrir la bouche... cela te donnera peut-être l’air plus naturel, ajouta-t-il entre ses dents.
Pose-moi des questions. Vas-y, n’aie pas peur. Tu as envie de savoir comment j’ai perdu ma jambe, je le sais. »
Il était exaspéré depuis quelques instants par le manque d’expression de son regard et se torturait l’esprit à chercher pour elle un sujet d’intérêt propre à dissiper cet abominable vide. Ayant cru discerner un reflet dans sa prunelle quand il lui avait parlé de sa blessure, il songeait à utiliser cet artifice.
« Vous faisiez un métier dangereux ? »
Une nouvelle lueur anima le regard. Elle mordait à l’hameçon. Il tenta d’exploiter cette veine. « Assez. Photographe comme aujourd’hui, ma belle, mais pas dans le même secteur.
— A la guerre ?
— Tu es futée. On ne peut rien te cacher... »
Elle était maintenant intéressée au point d’oublier qu’elle était la cible d’un objectif, but toujours recherché par lui dans ces circonstances.
« ... A la guerre, en effet. J’ai même fait plusieurs guerres, si tu veux le savoir. Ceci – il montra sa jambe – ceci est un souvenir de ma dernière, celle d’Algérie... Voilà le regard que je souhaitais. Continue à me parler. Essaie de penser, tu m’entends, de penser, je t’en supplie. Tu commences à avoir une physionomie presque humaine. »
Il sautilla pour retourner à son appareil et fit une longue visée minutieuse en manipulant des boutons.
« Une blessure ? Une balle ?
— Quelques balles, ma mignonne, ce qu’on appelle une rafale en termes techniques. Les fellaghas nous attendaient à l’atterrissage.
— Vous étiez en avion ?
— N’ouvre pas la bouche comme si tu bâillais... Pas exactement en avion, en parachute... Bon ! Ce n’est pas mal.
Parle encore. »
Il avait pris un premier cliché. Il tourna une manette et la visa de nouveau, son attention centrée sur une légère accentuation de la courbure de sa lèvre, qui lui paraissait pleine de promesses.
« Il y avait beaucoup de fellaghas ?
— Non. On avait sauté sur un hameau en ruine. Un exploit à peu près inutile. Il ne restait que trois types. Tous les autres avaient fui.
— Vous étiez parachutiste ? »
Clic ! Cette deuxième photo devait être bonne. La lèvre prenait une courbe de plus en plus expressive.
« Photographe, je t’ai dit. Mais mon métier m’obligeait d’aller dans tous les coins chauds et parfois à sauter... Clic ! Très bien. Tu peux tout de même relever un peu ton genou gauche.
Tu tombes dans l’excès contraire. Maintenant, tu as l’air d’une pensionnaire qui a mis des jarretelles pour la première fois de sa vie. Ne te raidis pas et regarde-moi sans t’occuper de l’objectif... Oui, il en restait trois et c’est un de ceux-là qui m’a poivré la jambe. Mais je me suis vengé. Je l’ai eu. »
Clic !... Cette soudaine lueur dans sa prunelle, qu’il guettait depuis un moment sans trop oser l’espérer, cela n’avait été qu’un éclair furtif, mais il était sûr de l’avoir saisie. Il en fut si heureux qu’il lui permit quelques instants de détente.
« Parfait. Tu es une brave fille. C’était ce que j’attendais de toi. Tâche d’avoir d’autres illuminations de ce genre. Tu peux te reposer un peu sur ton coude.
— Vous l’avez tué ? »
Le visage du photographe exprima l’étonnement le plus ingénu.
« Tué ? Moi ? Pour quoi faire ? Et avec quoi, Grand Dieu !
Je n’avais pas d’arme.
— Je ne sais pas, moi. Vous auriez pu l’assommer. »
Martial éclata de rire.
« Alors que j’étais allongé sur le sol, avec ma jambe qui pissait le sang, ayant tout juste la force de tenir mon appareil ?...
et puis, rater un des meilleurs clichés de ma carrière ? Ne dis pas de sottises. Je te répète que je l’ai eu. Je l’ai eu. Tu comprends ? Je l’ai pris une première fois au moment où il descendait un autre para qui touchait le sol. J’ai même eu la chance de les avoir tous les deux sur la même pellicule... Ne bouge plus !... Et je l’ai eu une autre fois alors qu’il venait lui-même de se faire abattre par un troisième larron. Nous ne sommes pas tellement nombreux dans la corporation à avoir réussi des photos de ce genre... Oh ! Celles-là n’ont pas fait le tour du monde, mais on en a parlé. Nous étions quittes, le fellagha et moi... Clic ! C’est fini. Tu as été sage. Tu peux te lever.
Je t’enverrai les épreuves. »
II
MARTIAL GAUR descendit avec peine les quatre étages du meublé où logeait la starlette, pestant contre l’absence d’ascenseur. Sa jambe artificielle ne lui avait jamais paru aussi pesante et son matériel tirait sur son épaule d’une manière inaccoutumée.
« Petite dinde ! »
Il émit à voix basse quelques autres compliments semblables, sans aucune intention péjorative, d’ailleurs, à l’égard de la fille. En fait, c’était à lui-même qu’il en avait, à lui et à cette sorte de spécialité qu’il avait été obligé d’adopter après sa blessure. Photographe de pin-up ! Lui, qui avait été un des plus audacieux chasseurs d’images rares. Le récit fait à cette gamine d’un épisode de sa vie aventureuse tendait à déclencher un train de réflexions mélancoliques.
Pourtant, ce n’était pas faiblesse de sa part, ni puéril désir de se faire valoir, s’il avait évoqué ce passé. Martial Gaur était par nature remarquablement bien immunisé contre les basses séductions de la faiblesse et, s’apitoyant rarement sur le sort des autres, il ne le faisait pas davantage sur le sien. Quant à mettre en valeur ses exploits d’antan et à s’en parer comme d’une auréole, il était bien trop orgueilleux et méprisait beaucoup trop l’opinion de ses frères humains en général, des femmes en particulier et, surtout, du genre de bécasses que sa profession l’obligeait d’approcher chaque jour. En vérité, ce récit n’était qu’une manœuvre subtile pour mettre le sujet en condition et faire naître une expression vivante dans son regard. De même, son emportement et sa rudesse n’étaient pas le fait d’un courroux sincère. Tout cela était raisonnement et calcul. Avec certaines de ces filles, un grand nombre même, les injures réussissaient. Quand cela ratait, il essayait autre chose. Il eût tenté n’importe quoi (il lui était arrivé d’avoir recours à des gifles) pour animer leur œil d’un éclat insolite.
Il s’était trouvé par hasard que celle-là était sensible aux épisodes guerriers (comme si elle pouvait comprendre quelque chose à l’histoire du fellagha ! Elle avait été séduite comme par un roman-feuilleton.) Encore heureux qu’il pût être utile à quelque chose, ce passé dont les images brillantes défilaient encore devant ses yeux, tandis qu’il ahanait dans l’escalier obscur. Cependant, la comédie était terminée. Aucune obligation professionnelle ne justifiait ces réminiscences, qui s’obstinaient à encombrer son esprit, comme cela lui arrivait souvent depuis quelque temps. Trop souvent : un signe certain de vieillesse. Pourtant, il n’avait que cinquante-cinq ans et il aurait été encore solide, sans cette maudite infirmité !