Il sortit avec soulagement du vestibule crasseux et se dirigea à pied vers le boulevard Saint-Michel. Comme il s’en approchait, un tumulte confus frappa ses oreilles, le rappelant pour un court instant aux réalités de l’heure présente. Certains secteurs de Paris étaient en effervescence depuis quelques jours et le Quartier latin, en particulier, baignait dans une atmosphère d’émeute.
La raison de cette agitation était la personne du président de la République, Pierre Malarche, élu depuis quelques mois.
Les partis de la droite traditionnelle reprochaient au nouveau chef de l’Etat quelques innovations libérales et, surtout, son âge relativement jeune. Il n’avait guère plus de quarante ans et les passions, les mêmes sans doute qui s’étaient autrefois soulevées contre la vieillesse, se déchaînaient aujourd’hui contre la jeunesse et l’inexpérience. Comme cette tare lui attirait également, en France, la méfiance instinctive de tous les autres partis, y compris ceux qui approuvaient sa politique, le jeune président Malarche avait beaucoup d’ennemis. Il est vrai qu’il ne faisait rien pour apaiser ses adversaires et semblait même prendre plaisir à les provoquer. Elu de fraîche date, ne venait-il pas de faire annoncer son prochain mariage avec une actrice de cinéma, beaucoup plus jeune encore que lui. Ce défi suscitait une recrudescence de hargne et de rage parmi ses opposants.
Des manifestations hostiles, parfois violentes, éclataient chaque jour, orchestrées par des groupements nationalistes, réorganisés depuis peu d’une manière qui rappelait le temps des ligues.
Les motifs de cette fièvre paraissaient parfaitement futiles à Martial Gaur, qui nourrissait depuis longtemps un mépris souverain à l’égard des événements politiques. Autrefois, l’agitation de la rue représentait pour lui l’espoir de quelques clichés intéressants, mais aujourd’hui, alors que son infirmité lui interdisait de se mêler aux bagarres, elle n’était pour lui qu’une nouvelle occasion d’évoquer des souvenirs anciens.
C’était en effet dans une période de trouble comme celle-ci que sa vocation s’était révélée. Il se revit en 1936, sans aucun plaisir. Il n’éprouvait guère que du mépris pour le jeune imbécile qu’il était alors, d’après son jugement présent.
A peine sorti de l’enfance, il avait abandonné à peu près complètement ses études pour se lancer dans la politique, ou du moins ce qu’il appelait ainsi. Cela consistait à participer à toutes les manifestations séditieuses, à faire le coup de poing et parfois le coup de matraque en compagnie de quelques excités, membres actifs comme lui d’une ligue d’extrême droite.
Laquelle ? Il ne se le rappelait même plus très bien aujourd’hui, tant ce passé était dépourvu de réalité. Orphelin de mère, son père, journaliste réactionnaire, fermait les yeux sur ses égarements, lui donnait tout l’argent qu’il réclamait et souriait avec indulgence quand son fils rentrait avec une bosse sur le front, ou quand il était obligé d’aller le chercher dans un commissariat où il avait passé la nuit à la suite d’une échauffourée. Le jeune Martial se glorifiait de l’auréole que ces incidents tressaient pour lui aux yeux de ses camarades.
Cette période ne dura pas et il s’en félicitait aujourd’hui.
Elle se termina soudainement à la mort de son père, qui le laissa à peu près seul au monde, sans ressources, avec une instruction médiocre. Il s’en fallut de peu, cependant, à cette époque, qu’il ne s’engageât plus à fond dans les organisations séditieuses et ne devint une sorte de professionnel à gages de l’émeute. Des propositions lui étant faites dans ce sens, sa paresse naturelle, sa constitution athlétique et son humeur batailleuse faillirent l’entraîner dans cette voie. C’est l’intérêt que lui portait le vieux Tournette qui l’en détourna.
Le vieux Tournette ! À plus de quatre-vingts ans, il méritait sans doute cette épithète aujourd’hui, mais Martial l’avait toujours appelé ainsi, non par moquerie, mais au contraire avec une nuance de respect. Tournette lui en avait toujours imposé.
C’était un ami de son père, quoiqu’il ne partageât pas ses opinions. De fait, l’idée que le vieux Tournette pût avoir des opinions politiques paraissait à Martial Gaur parfaitement saugrenue, encore plus extravagante que s’il avait été soupçonné lui-même de cette folie. Tournette était photographe, et rien de plus. C’est à ce titre qu’il lui arrivait d’accompagner son père au cours d’un reportage. Ce travail en commun donnait lieu presque toujours à des discussions et, parfois, à de violentes querelles. Gaur, le père, toujours porté à orienter un événement dans le sens de ses opinions et de celles de son journal, tentait d’exiger de Tournette que les vues illustrant son texte fussent prises dans le même esprit tendancieux, ce que celui-ci refusait toujours avec obstination.
Le photographe doit être un témoin impartial, opposait-il à toutes les remontrances. Enoncer des adages de cette sorte sur un ton sentencieux avait, toujours été une de ses manies.
Les deux hommes s’appréciaient malgré ces divergences de vues et, à la mort du journaliste, Tournette fut le seul à penser à son fils, ce qui était en soi un événement extraordinaire, car il n’avait guère coutume de se soucier des êtres humains. Il avait remarqué depuis longtemps ce garçon dissipé, qu’il jugeait en train de mal tourner. Quand Martial était encore enfant, il lui montrait parfois sa collection d’appareils, qui comprenait à peu près tous les modèles existant alors et lui en expliquait le fonctionnement, remarquant que ce gamin, qui ne paraissait s’intéresser à rien de sérieux, suivait son exposé avec une attention insolite. Il lui avait même permis de prendre quelques photos, qui témoignaient d’une certaine habileté instinctive. Par la suite, entrant dans sa turbulente adolescence, Martial avait oublié ces leçons.
Tournette vint le voir quelques jours après la mort du père.
Il le trouva vautré sur un lit, fumant cigarette après cigarette, en train de méditer sur l’offre qui lui était faite de devenir un agitateur professionnel. Le photographe lui fit une autre proposition.
« Il faut tout de même te décider à adopter un métier. Tu ne sais pas faire grand-chose, mais tu n’es pas maladroit et tu as du coup d’œil. Ecoute-moi : à l’heure actuelle, le service photographique de tous les journaux, de tous les magazines est en train de se développer d’une manière vertigineuse. Tous manquent de personnel, je le sais. Ils cherchent surtout des garçons alertes et débrouillards pour faire du reportage. Je crois que tu pourrais trouver une voie là-dedans.
— Je n’ai aucune connaissance.
— Je me charge de t’apprendre l’essentiel, si tu fais preuve de bonne volonté. C’est un métier pénible, mais je crois que tu n’es pas mal doué. »
Le jeune homme resta longtemps songeur. La perspective de se livrer chaque jour à un travail régulier ne le séduisait guère. Tournette n’insista pas outre mesure.
« Si le cœur t’en dit, tu peux toujours essayer. Je t’ai apporté un appareil, assez usagé, mais en bon état. Prends-le sur toi quand tu vas te promener. Je crois que tu passes le plus clair de ton temps dans la rue. La rue offre parfois des sujets intéressants.