Cette unité lui semblait exiger ici que l’attention fût centrée sur le personnage principal. Pourvu, en tout cas, que par des démonstrations intempestives, elle n’allât pas masquer complètement cette vedette, à laquelle il fallait bien toujours en revenir.
Il haussa les épaules, jugeant superflu de continuer à se torturer l’esprit en de vaines spéculations. Il agirait selon les circonstances. Il devait faire confiance à son coup d’œil et à ses réflexes. Après avoir établi ses plans avec la plus grande minutie, l’artiste doit savoir les modifier sur-le-champ, si un aléa l’exige, parfois les bouleverser de fond en comble. Ceci était encore un axiome du vieux Tournette, aux leçons et aux exemples duquel il avait souvent pensé ces jours derniers. Tout ce qui pouvait se prévoir et se préparer était au point. Le reste était une question d’inspiration.
Il consulta sa montre avec impatience, tandis que surgissait une nouvelle inquiétude : la pensée qu’un incident de dernière heure put taire annuler l’excursion du chef de l’Etat. Il fut vite rassuré. Quelques minutes seulement s’écoulèrent et un ronflement de moteur le fit tressaillir.
La voiture, après avoir ralenti, s’engageait dans la route pierreuse descendant à la calanque. Elle s’arrêta assez loin de la crique. Le corps de Martial Gaur tut agité par un spasme presque voluptueux quand, un assez long moment plus tard, il vit apparaître au dernier virage le couple présidentiel, marchant à petits pas vers la mer.
VIII
ACCOUDE à la voiture, une automobile de marque courante louée pour l’occasion, Herst regardait le couple s’éloigner, d’un air morne. Il éprouva un malaise en constatant qu’ils allaient bientôt disparaître à un tournant de la route.
Le président avait encore répété ses ordres avant de le quitter. Herst et ses hommes ne devaient pas s’avancer plus loin. Malarche précisant en outre sur un ton assez désagréable qu’il ne voulait apercevoir sous aucun prétexte une tête dépassant des broussailles et les épiant, lui et sa compagne, comme cela s’était parfois produit en des circonstances analogues. Ces consignes étant imposées par la volonté de Madame la présidente, Herst savait que, non seulement il risquerait sa place en désobéissant, mais qu’il serait la cause d’une pénible scène de ménage et s’attirerait la rancune d’un patron pour lequel il éprouvait un attachement sans bornes.
Les deux silhouettes avaient atteint le virage. Pierre Malarche se retourna, sans doute pour préciser une dernière fois du regard sa volonté absolue de ne pas être suivi, puis il corrigea son attitude sévère par un sourire, prit sa compagne par la main avec un geste d’émancipation et disparut. Herst sentît son trouble s’accentuer et son cœur se serra. Il se reprocha en cet instant d’avoir prêté son concours à ce qu’il considérait malgré tout comme une grave imprudence. Il aurait dû protester plus énergiquement, présenter d’autres objections, opposer la menace de sa démission. C’était trop tard.
Il haussa les épaules. Après tout, il avait conscience d’avoir agi pour le mieux, dans les limites des consignes et même un peu au-delà. Il fit quelques brèves recommandations à l’un des deux hommes qui l’accompagnaient, celui qui était resté près de la voiture. L’autre, en effet, avait déjà disparu dans la forêt, empruntant un sentier qui grimpait en pente raide, en s’éloignant de la calanque. Herst s’engagea dans le même chemin qui, après de nombreux détours, débouchait sur un piton élevé, couvert de ronces, dominant la crique de très haut.
C’était une escalade pénible, mais il parvint au sommet sans être trop essoufflé. Sa forme physique était toujours excellente.
Son agent était là, installé en guetteur, une carabine à la main.
« Alors ?
— Ils ne sont pas encore arrivés à la plage. Je ne vois que le débouché de la route, qu’ils n’ont pas encore atteint.
— Sans doute en train de batifoler en chemin, comme des écoliers faisant l’école buissonnière, maugréa Herst, de mauvaise humeur
— Mais j’ai une bonne vue sur la plage.
— Tant mieux. Et on ne peut pas te voir ?
— Impossible.
— Tant mieux encore, bougonna Herst. Tant mieux pour moi et pour toi. Tu vois ce que je veux dire. »
Même devant la menace d’une sanction impitoyable, même devant la crainte d’offenser son patron, le brave Herst n’avait pu se résoudre à obéir strictement à ses ordres. Sa conscience professionnelle l’avait emporté sur ses scrupules. Il garderait malgré tout un œil sur son président, un œil et une arme prête à intervenir. L’homme choisi pour ce poste était un tireur d’élite, meilleur encore que lui-même, Herst, qui pourtant n’était pas mauvais. Certes, il était trop loin de la plage pour pouvoir intervenir avec une efficacité certaine, mais sa simple présence le rassurait un peu. Quant à lui, Herst, il allait redescendre sur la route, près de son autre assistant, mais il n’avait pu se retenir de venir lui-même jeter un coup d’œil sur le poste d’observation.
Il inspecta la plage, à genoux aux côtés de son compagnon.
« Déserte, murmura l’autre. Pas un seul baigneur. Une seule tente de campeur entre les pins.
— Celui-là, je sais qui c’est, murmura Herst. Il n’est pas à craindre.
— Je crois vraiment qu’il n’y a aucun danger. »
Herst répliqua qu’il l’espérait, sur un ton maussade dissimulant mal l’angoisse qui l’étreignait depuis la disparition de Pierre Malarche au tournant de la route.
« Les voilà ! Ils arrivent sur la plage. »
Herst éprouva un soulagement. Le simple fait de voir le couple de ses yeux lui paraissait une sorte de sécurité. C’est pour cela qu’il n’avait pu se retenir de grimper à l’observatoire.
Le président et sa compagne arrivaient au bord de la crique.
Ils firent une pause, qui n’était pas la première depuis leur départ et, après un vague coup d’œil à la tente de campeur où tout semblait dormir, échangèrent un long baiser sur la bouche.
Cette manifestation eut le don d’exaspérer subitement Herst, qui observait la scène avec des jumelles de poche. Il ne put retenir un ricanement rageur, lança son instrument sur le sol et éprouva lui-même le besoin de se jeter à plat ventre dans les ronces, comme en proie à une crise de folie, pour donner libre cours à sa fureur. Son accès dura une bonne minute, pendant laquelle il bourra le rocher de coups de poing, prenant la Terre entière à témoin du métier imbécile qu’il était obligé de faire.
« Qu’est-ce qu’ils foutent, maintenant ? demanda-t-il quand il eut repris un peu de sang-froid.
— Ils se déshabillent dit l’autre sans sourciller. Ils sont en costume de bain et...
— Encore heureux, ricana Herst.
— Je pense qu’ils vont se baigner, »
Ils échangeaient ces propos à mi-voix, le couple étant beaucoup trop loin pour les entendre. Ils ne percevaient eux-mêmes aucun des mots tendres qu’échangeaient en ce moment même les deux époux. Ils virent seulement la jeune femme lever les bras vers le ciel dans un geste de délivrance, bomber le torse, aspirer avec volupté l’air de la mer, mais ne purent que deviner le sens des paroles qu’elle prononçait alors :