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Son esprit travaillait à une vitesse prodigieuse, plus rapidement encore et en même temps que ses doigts agiles qui manœuvraient les boutons de son appareil, tandis que son œil enregistrait le nouveau tableau. Il ne lui fallut qu’un très court instant pour comprendre le nouveau développement du drame, la seconde pendant laquelle il préparait le prochain cliché.

Les deux derniers coups de feu avaient été tirés par les gardes du corps, qui surveillaient sans doute la plage de quelque poste éloigné. Peut-être avaient-ils aperçu le canon du fusil ?

Plus probablement, ils avaient tiré dans le bois, au jugé. Et cela avait suffi pour terroriser Verveuil. Ce tueur de carnaval avait lâchement pris la fuite. C’était sa course qu’il entendait encore dans les buissons. Le salaud ! pensa Gaur, j’aurais dû m’en douter.

L’ombre croisée sur la plage, c’était la femme du président.

Elle fuyait, elle aussi, en appelant au secours. Il pensa de nouveau, avec mépris : il n’y a rien d’autre à attendre de ce genre de garces. Les sensations, les réflexions et même les jugements de valeur se classaient dans son cerveau dans le temps d’un éclair, cependant que, le cœur serré, il s’apprêtait à braquer son appareil sur un tableau affreusement incomplet, comme une caricature grotesque de l’image lumineuse patiemment élaborée pendant des semaines.

Mais sa désillusion fut de courte durée et il n’eut même pas le temps de maudire ce coup du sort : il était sans doute décidé quelque part, dans le ciel, sur la terre ou dans les enfers que Martial Gaur endurerait aujourd’hui des épreuves peu communes, qu’il passerait par des alternances d’angoisse et d’espoir propres à briser les nerfs les mieux trempés.

Au moment même où tout semblait perdu, à l’instant précis où la providence semblait l’abandonner, voici que le drame se chargeait subitement de possibilités nouvelles, de promesses plus éclatantes encore que celles de ses rêves les plus fous.

X

C’ETAIT Olga le nouveau personnage qui entrait en scène, Olga qui n’avait pas eu, elle, la lâcheté de s’enfuir et qui se ruait comme une furie sur le président, Olga animée par une passion comparable à la sienne qui, comme pour lui-même, rendait dérisoire le danger des balles. Sans cesser de viser le président, sur qui l’objectif était maintenant au point, Martial Gaur suivit sa course du coin de l’œil, le cœur de nouveau palpitant d’espérance, car Olga tenait un long poignard à la main.

Un caractère, songea-t-il. Je l’avais toujours bien jugée.

Jamais il ne s’était senti aussi près d’elle. Il accompagnait son assaut de son immense désir, de toute sa reconnaissance. Elle lui apparut dans cet instant comme un ange détaché du ciel pour réparer les méfaits d’un misérable. Il eut encore le temps de faire une prière éperdue. Pourvu, pourvu qu’elle sache se servir de son arme ! Pourvu que sa main ne tremble pas ! Mais la pensée quelle était la fille d’un gangster se présenta tout naturellement à son esprit pour le rassurer. La fille de pierrot le Bourgeois devait posséder certains réflexes par atavisme et son visage exprimait une détermination si farouche que ses dernières craintes se dissipèrent.

Elle avait atteint sa proie en quelques enjambées. Le photographe pressa la détente au moment même où elle brandissait son poignard et manœuvra aussitôt une manette pour recharger son appareil.

Un geste instinctif du président, qui avait tourné la tête vers la nouvelle attaque, fit encore rater le coup. Un revers de son bras valide fit dévier celui d’Olga. Elle trébucha, perdit l’équilibre et se retrouva sur le sol à côté du blessé, tandis que le poignard lui échappait et glissait sur le sable. Elle tendit aussitôt la main pour le rattraper, mais Malarche avait réussi à lui agripper l’autre bras et à le coincer entre le sien et son propre corps, le maintenant serré comme dans un étau, mettant ses dernières forces dans ce réflexe de défense.

Olga, paralysée, tendait une main impuissante, à un mètre environ de l’arme. Martial Gaur laissa échapper un juron obscène. Jamais elle ne pourrait l’atteindre. Les muscles contractés dans un demi-évanouissement, Malarche ne desserrerait pas son étreinte avant l’arrivée des secours. Martial jeta un rapide coup d’œil derrière lui et aperçut Herst suivi d’un de ses hommes, à cinquante mètres à peine.

Il reporta son regard sur le groupe étendu à ses pieds et resta un instant en contemplation, comme hypnotisé par le tableau pathétique composé par cette main implorante tendue vers le poignard. Ce fut une extase de très courte durée, mais pendant laquelle il fut la proie d’une succession tumultueuse de sensations intenses, sans rapport avec le temps réel, comme dans ces rêves qui s’éteignent au bout d’une fraction de seconde, mais qui suscitent assez de pensées et de sentiments confus pour meubler d’interminables heures.

Il avait l’impression d’être parvenu, après un long et laborieux cheminement, au débouché d’un col d’où il pouvait contempler et presque toucher du doigt le sommet éblouissant du triomphe, mais la dernière pente à gravir pour sa conquête exigeait de sa part un effort beaucoup plus important que le sentier facile où il s’était laissé guider jusqu’alors. Le dénouement du drame n’était pas celui du plan initial. Il fallait le réécrire, le recréer, et cela dans l’instant même, car sur l’arête mince où il vacillait, il suffisait d’un souffle, d’un simple temps d’hésitation pour qu’il fût précipité dans un abîme ouvert sous ses pieds : le gouffre sinistre de l’échec. Et l’ultime ascension, la victoire remise en jeu ne dépendaient plus ici de pantins dont il tirait de loin les ficelles. Il ne s’agissait pas de subtilités ni d’influences occultes. L’avenir de l’œuvre d’art exigeait un acte personnel. Le destin ne fournissait qu’un instrument inerte, qu’il fallait animer. Il était là, à ses pieds, à quelques centimètres à peine de sa jambe, cette maudite jambe.

Ce fut sur le poignard que se fixa son regard pendant le temps infinitésimal de son hypnose – une durée suffisante pour concevoir la naissance et la mort d’un univers.

L’acier sur le sable reflétait toute l’ardeur du soleil de Provence, la renvoyant en une cascade ondoyante de fantastiques images biscornues, dont l’absurdité trouvait une résonance dans le cerveau embrasé de Martial Gaur, suscitant une succession d’analogies baroques. Le tranchant de l’arme devenait pour lui l’arête effilée sur laquelle il avait l’impression de se tenir en équilibre fragile entre un sommet glorieux et un gouffre d’abjection, ou encore le couteau de la balance hypersensible qui, en cet instant même, déterminait les chances de l’apothéose finale.