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Il haussa les épaules. Quand se résignerait-il donc à admettre que ce genre d’instantanés n’était plus pour lui ? Il était condamné à la photographie en chambre jusqu’à la fin de ses jours. Il rengaina l’appareil inutile et allait se mettre en quête d’un taxi, quand quelqu’un le toucha légèrement à l’épaule.

« Les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas grand-chose dans le ventre, fit une voix grinçante. De notre temps, deux douzaines de flics ne nous auraient pas fait fuir. »

C’était Verveuil. Martial Gaur ne fut pas surpris de le rencontrer, car il savait que son ancien compagnon habitait le quartier, qu’il n’avait pas cessé, lui, de militer parmi les factieux et qu’il était attiré par ce genre de manifestation comme un moucheron par la lumière.

Ils s’étaient retrouvés quelque temps auparavant, après s’être perdus de vue pendant des années, à la suite d’une longue brouille. Martial lui serra la main sans aucune chaleur. Il avait accepté du bout des lèvres une réconciliation à laquelle il ne voyait, lui, aucune utilité.

« Pourquoi ne prends-tu pas ça en photo ? Cela illustrerait les mœurs de cette époque. »

Il s’agissait de trois ou quatre étudiants malchanceux, que les agents embarquaient dans un car de police.

« Aucun intérêt, dit Gaur agacé. Inutile de gaspiller une pellicule.

— Et puis, tu pourrais peut-être avoir des ennuis avec le pouvoir, continua Verveuil sur le même ton sarcastique. « Il »

ne serait sans doute pas ravi de voir publier un document illustrant les façons de ses sbires. Il s’en prend à des enfants, maintenant, le fumier !

— Qui donc ? demanda Martial, distrait, avec un accent de complète indifférence.

— Tu te moques de moi ? »

Il fallut cette remarque pour rappeler au photographe que la manifestation était dirigée contre le chef de l’Etat. Verveuil, militant d’extrême droite, se devait d’être un farouche opposant de Pierre Malarche. Avec le caractère haineux que Martial lui connaissait, il était probablement de ceux que la simple pensée du mariage présidentiel empêchait de dormir. Sa remarque suivante confirma ce soupçon.

« Le salaud ! Epouser une garce de vingt ans, et qui a déjà un passé. Cela pose le prestige de notre pays, tu ne trouves pas ?

Et tu crois que ces petits gars n’ont pas raison de protester ? »

Martial Gaur, qui se souciait comme d’une guigne du président et de sa fiancée, émit un vague grognement en guise de réponse, ce qui entraîna une nouvelle vague de récriminations hargneuses de la part de l’autre.

« Enfin, fit Gaur de plus en plus agacé, tu conviendras peut-

être que les flics ne peuvent pas encourager des cris comme

« Malarche au poteau » quand il s’agit du président de la République.

— Il ne mérite pas d’autre traitement.

— Après tout, si tu y tiens ; moi, tu sais... » Ces propos, murmurés sur un ton désabusé, étaient assez caractéristiques de Martial Gaur. Les discussions de cette sorte lui paraissaient futiles et le fanatisme de Verveuil était pour lui pure stupidité.

Cet être rancunier, borné, lui était maintenant franchement antipathique et il maudissait les occasions qui lui faisaient croiser son chemin. Quand ils s’étaient rencontrés, deux ou trois mois auparavant, il eût volontiers prolongé, pour sa part, la brouille de leur adolescence. Verveuil, en effet, l’avait longtemps poursuivi de sa haine, après son abandon de la ligue, prenant la tête d’un groupe qui l’accusait de lâcheté et de trahison. Il ne pouvait évidemment lui pardonner la photo que Martial avait prise de lui, alors qu’il était accablé par ses adversaires, au lieu de se porter à son secours. Pendant plusieurs mois, il chercha à lui nuire. Puis, après de violentes querelles et même des échanges de coups, la carrure et la force physique de Gaur avaient fini par les faire tenir tranquilles, lui et quelques énergumènes de son genre.

C’était pourtant Verveuil qui lui avait tendu la main et fait les premiers pas de la réconciliation, au grand étonnement de Martial, qui connaissait son caractère. Il regarda du coin de l’œil son ancien compagnon, qui ne cessait de proférer à mi-voix des injures à l’adresse des agents. Avec ses yeux égarés, enfoncés dans un visage blême et anguleux, perpétuellement déformé par un rictus, celui-ci lui apparut comme le type même du fanatique borné, un être pour lequel il n’éprouvait que du mépris et de la répulsion. Pourquoi diable cet imbécile avait-il tenu à renouer des liens qui n’avaient jamais été de véritables liens d’amitié ?

Pourquoi lui avait-il fait des avances, évoquant une jeunesse que Martial détestait ? Gaur était prêt à parier qu’il n’avait pas agi ainsi poussé par un sentiment sincère. Assez sceptique en général au sujet de ces sortes de sentiments, le photographe l’était encore davantage quand il s’agissait de Verveuil. Celui-ci, pourtant, s’était apitoyé sur son infirmité, ce dont il se serait bien passé. Il lui avait même offert ses services, pour le cas où il eût été dans le besoin. Après un sec refus, il avait insisté pour connaître le domicile de Martial, déclarant que de vieux frères d’armes comme eux devraient se voir plus souvent. C’était inimaginable.

Le hasard, qui les faisait presque voisins, aurait pu faciliter leurs relations. Le Luxembourg seulement les séparait. Le photographe habitait un hôtel de Montparnasse et Verveuil, dans le haut du Quartier latin. De fait, Verveuil était venu lui rendre visite deux ou trois fois, puis il y avait renoncé, sans doute rebuté par la froideur de son ami.

Aujourd’hui encore, il cherchait pourtant à être aimable.

Malgré l’exaspération visible que lui avait causée l’indifférence de Martial à l’égard des sujets qui excitaient son indignation, il finit par se calmer et enchaîna, avec un sourire forcé, sur un ton indulgent :

« C’est vrai. Tu as changé, je l’oublie toujours. Tu ne te passionnes plus pour aucune cause, toi.

— Je travaille, moi, je n’ai pas de temps à perdre. »

Après deux ou trois rebuffades de ce genre, Martial Gaur se calma à son tour et se reprocha sa grossièreté.

« Il faut m’excuser. Je suis infirme et je me sens parfois très las. Je ne suis plus bon à grand-chose. Mais ce qui m’étonne, ajouta-t-il avec une certaine ironie, en montrant un nouveau groupe qui défilait en scandant des slogans, ce qui m’étonne, c’est que toi, avec toutes tes forces intactes et le même enthousiasme qu’autrefois, tu ne sois pas au premier rang de ceux-ci.

— Accuse-moi de me dégonfler, pendant que tu y es. Je peux t’assurer que tu te trompes. »

Verveuil craignait plus que tout au monde de passer pour un couard et cette dernière remarque le touchait comme une insulte. Il étreignit l’épaule de Martial et le força à s’arrêter.

« Si je ne suis pas là, avec eux, c’est que j’ai mes raisons.

Ceux qui crient le plus fort ne sont pas toujours les plus utiles à une cause.