— J’ai toujours été de cet avis. Ne te fâche pas. Ce que j’en disais... »
Mais l’autre ne le tenait pas quitte à si bon compte et voulait à toute force se disculper.
« Tu ne me crois pas ? Je te jure que si tu connaissais l’importance de l’action que je mène, tu ne m’infligerais pas des remarques de cette sorte. »
Il s’aperçut qu’il avait élevé la voix au point que des passants se retournaient. Il s’arrêta soudain ; son visage se rembrunit et il reprit sa marche.
— Je n’ai pas le droit de t’en dire davantage. Trop d’intérêts sont en jeu et tu ne peux pas comprendre. »
C’était le tour de Martial Gaur d’être exaspéré et il ne put réprimer un haussement d’épaules. C’était bien de Verveuil, encore, ces grands airs mystérieux, tendant à suggérer qu’il était un personnage considérable en possession de secrets d’Etat.
« Je te crois, bon Dieu, s’écria-t-il ! Et je t’en demande pas davantage. Je te répète une fois encore que tout cela ne m’intéresse plus. »
Il le quitta quelques instants plus tard, après que l’autre lui eut prodigué de nouveau toutes sortes d’amabilités, comme s’il avait oublié leur discussion. Verveuil l’aida à monter dans un taxi et ne le laissa aller qu’après s’être encore inquiété de son sort, de l’existence qu’il menait, de savoir s’il ne se sentait pas trop seul, s’il avait des amis, une sollicitude que Gaur ne pouvait s’empêcher de taxer d’hypocrisie.
IV
TOUTE trace d’agitation disparut dès qu’il eut contourné le Luxembourg. Le vieux Montparnasse semblait mépriser les folles exubérances et Martial Gaur se sentait en parfaite communion d’esprit avec son quartier.
A son hôtel, il passa au bar pour voir si Herst, qui devait le rejoindre ce soir, était arrivé. Herst n’était pas encore là. Sans doute, l’atmosphère d’émeute qui régnait dans Paris compliquait-elle son service. Il hésita à l’attendre au bar, puis se ravisa et monta dans sa chambre, après avoir laissé un message pour son ami.
L’hôtel, situé dans une rue peu passante, non loin de Notre-Dame-des-Champs, était silencieux et assez confortable. Le photographe y avait ses habitudes depuis longtemps. C’était là qu’il descendait toujours autrefois entre deux expéditions et il en avait fait sa résidence permanente après avoir renoncé aux voyages.
Parvenu à son palier, il s’arrêta devant la chambre voisine de la sienne. C’était la chambre d’Olga. Depuis plus d’une heure qu’il remuait des souvenirs poussiéreux, il ferait sans doute bien de chercher d’autres distractions. Il resta un instant immobile devant la porte, hésitant à frapper, l’image d’Olga devant les yeux l’entraînant loin des fantômes du passé.
Une curieuse fille, cette Olga, Olga... Poulain, il n’était pas sûr d’avoir bien retenu son nom – agréable, sans doute, mais d’un comportement bizarre. Il songea à la façon dont elle s’était jetée dans ses bras quelques jours auparavant, ce qui lui avait causé une stupéfaction dont il n’était pas encore revenu.
Il se demanda pour la centième fois ce qu’elle avait bien pu trouver d’attirant en lui, Martial Gaur, un ours assez misanthrope, aux façons bourrues, plus jeune et estropié pardessus le marché. Quelques starlettes de sa clientèle lui faisaient parfois des avances et il lui était arrivé d’en profiter, mais alors, il y avait un motif évident, il ne se faisait aucune illusion à ce sujet : leur espoir d’obtenir de lui une série de photos où elles seraient particulièrement avantagées. Dans cette spécialité, qu’il maudissait souvent, mais à laquelle il apportait toutes ses qualités professionnelles, il avait en effet acquis une réputation égalant celle des meilleurs studios.
Ce n’était certes pas ce genre d’intérêt qui avait guidé Olga.
Elle ne lui demandait aucun service. Elle n’était ni actrice ni covergirl. Elle exerçait un métier qui n’avait rien à voir avec la photographie : gérante dans une boutique d’antiquaire. Du moins, c’est ce qu’il croyait se rappeler qu’elle lui avait dit. Il se fichait complètement de ces détails.
Elle habitait l’hôtel depuis un mois environ. Ils avaient fait connaissance au bar, où ils venaient parfois faire leur correspondance, après s’être rencontrés deux ou trois fois par hasard dans l’ascenseur. Il avait remarqué chez elle un certain air de gravité, par moment même de dureté, qui contrastait avec une silhouette très jeune (elle ne devait pas avoir plus de vingt-cinq ans), un visage un peu ingrat, bizarrement éclairé à l’occasion par une flamme intermittente, qui passait dans des yeux singulièrement profonds. Cela le changeait des pimbêches qu’il voyait chaque jour. En outre, un élément piquant excitait sa curiosité au sujet de cette fille, lui donnant un peu le caractère d’une énigme : il était sûr d’avoir déjà vu ce visage quelque part, et presque certain que c’était sur une photographie. Son œil professionnel avait une mémoire infaillible en cette matière. Mais où avait-il enregistré les traits de cette physionomie ! (alors qu’elle était plus jeune sans doute ; il gardait le souvenir d’une expression enfantine) il était bien incapable de se le rappeler et sentait que tous ses efforts dans cette voie seraient vains.
Ils avaient pris un verre ensemble. En souriant, elle lui apprit alors (ce fut pour lui un autre sujet d’étonnement) qu’elle le connaissait de nom et de réputation. Elle se souvenait fort bien, lui déclara-t-elle, d’une certaine photo, prise par lui pendant la guerre d’Indochine, quelle avait remarquée dans un magazine à grand tirage.
Il se rappelait cette photo, lui, bien sûr, un des plus beaux fleurons de sa couronne. Son amour-propre avait été flatté et il s’était laissé aller à lui faire d’autres confidences. Dans l’isolement et l’obscurité où il vivait actuellement, il lui était difficile de rester insensible à une telle marque d’intérêt. Tout de même, réfléchissant par la suite à cet incident, il n’avait pu s’empêcher de le trouver étrange. Qu’on se souvienne d’une image insolite (celle-là l’était) passe encore, (et pourtant ? Quel âge pouvait-elle avoir pendant la guerre d’Indochine ? A peine une enfant !) mais se rappeler le nom du photographe, cela paraissait à peine vraisemblable. Un photographe n’atteint jamais la notoriété d’un peintre, hélas ! Même pour les clichés les plus sensationnels, ce nom ne restait guère que dans la mémoire de quelques spécialistes, des gens du métier, et encore, pour peu de temps. Cependant, elle lui avait mentionné des détails exacts et la date approximative de la publication... Un véritable phénomène de femme ! Et ce souvenir ne pouvait même pas être attribué à un intérêt marqué pour l’art de la photographie en général. Il s’était vite aperçu qu’elle n’y entendait rien et ignorait les deux ou trois documents qui faisaient vraiment autorité dans le monde des chasseurs d’images.
Après tout, peut-être mon physique lui a-t-il inspiré une passion violente ; alors, elle se sera documentée sur mon compte pour m’amener à partager sa flamme en flattant ma vanité, se dit-il, réfléchissant encore à cette anomalie. Malgré l’invraisemblance de cette explication, c’était encore la plus raisonnable qu’il pût trouver. De toute façon, c’était assez agréable pour son amour-propre.