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C’est quand il y a de l’électricité dans l’air qu’il tient à se montrer, à braver ses opposants en public. Il a exigé une cérémonie avec le grand tralala. L’église, ce qui fait crier au sacrilège par les bigots, un cortège, et lui, au premier rang bien sûr. Et si nous le serrons de trop près quand il sera entouré par la foule, il nous écartera comme il le fait d’habitude.

— Mais crois-tu vraiment que sa vie est menacée ?

— Si je savais quelque chose de précis, cela irait mieux. Je sais seulement ce qui est de notoriété publique, c’est-à-dire que des milliers de Français le haïssent et donneraient cher pour avoir sa peau. Dans une atmosphère de ce genre, il y a des présidents qui vivent jusqu’à un âge avancé et qui meurent dans leur lit. Il y en a d’autres qui sont éliminés dès le début de leur carrière. Voilà. Les services spécialisés nous ont communiqué des rumeurs peu rassurantes, nous recommandant de redoubler de vigilance − seulement, c’est lui-même qui nous empêche d’appliquer des consignes strictes. Il tient au contact direct avec la foule, son meilleur atout d’après lui. C’est peut-être vrai, mais c’est parfois de la folie. Ainsi...

— Ainsi ? demanda Martial Gaur qui écoutait d’une oreille distraite.

— Garde ça pour toi, bien entendu. A la sortie de l’église, il y aura une photo, comme de juste, des tas de photos, même. Les photographes du monde entier seront là. Tu penses comme tes confrères vont rater une pareille occasion ! Lui-même, cela l’enchante ; il aime poser. Et sa petite écervelée de fiancée y tient encore plus que lui. Il manquerait quelque chose à son bonheur et à sa gloire si son mariage se faisait sans acclamations populaires et sans photos. Tu peux être certain que la pose durera longtemps, plusieurs minutes sans doute. Eh bien, il exige que nous nous tenions à l’écart pendant tout ce temps-là. Il ne nous trouve pas photogéniques, probablement. Il ne faut pas qu’on nous voie sur ces clichés. Toujours, la gloriole

− tu vois ça d’ici ? La place de l’église grouillant de monde et lui, plastronnant sur le parvis, dominant la foule... Une cible qu’un enfant de dix ans ne manquerait pas ! »

Martial avait repris un peu d’intérêt à la conversation en entendant parler de photographie.

« Je suppose tout de même, dit-il avec ironie, que les balcons de la place seront surveillés, et aussi qu’il y aura quelques inspecteurs en civil dans la foule ?

— Bien sûr, mais on ne pense jamais à tout, dit Herst avec une sorte d’accablement. Certes, les immeubles qui font face à l’église seront surveillés, mais on ne peut pas enquêter dans toutes les maisons du quartier. Et puis, si tu savais comment cela se passe ! Il y a au moins trois services, outre le mien, qui s’occupent de la sécurité, sans compter certains très hauts personnages, qui n’entendent rien à ces questions, qui veulent à toute force placer leur mot et donner des conseils. Résultat : on compte sur les autres, sans savoir exactement les mesures qu’ils ont prises. C’est ce qu’ils appellent le partage des responsabilités, en fait, la pagaille la plus noire. Je ne dors plus.

Je passe mes nuits à me mettre dans la peau d’un tueur pour essayer de deviner d’où peut venir le danger. »

Il s’interrompit un moment, pendant que le barman apportait une bouteille et des verres, puis continua d’exposer ses problèmes sur un ton douloureux. Brave Herst ! Martial Gaur avait une grande amitié pour lui et comprenait ses soucis, quoiqu’il fût incapable de les partager. Le gorille atteignait la fin de sa carrière. Il avait passé quarante-cinq ans et n’était maintenu à son poste que par la faveur de Pierre Malarche lui-même, qui l’avait connu autrefois et l’appréciait ; mais il était évident qu’il ne pourrait y rester encore bien longtemps. A la veille de sa retraite, un attentat réussi contre le président eût été considéré par lui comme le déshonneur.

Herst vida son verre par petites gorgées rapides, en regardant d’un air morne Martial enfiler maladroitement ses vêtements. Il refusa l’offre d’une autre consommation et se leva.

Il tenait à garder l’esprit clair pour son entretien avec les autorités et s’en alla, après qu’ils furent convenus de dîner ensemble le lendemain.

« Je te raconterai les perles émises au cours de la conférence. De quoi se marrer, sans doute, pour un dilettante comme toi. »

Martial le raccompagna jusqu’à l’ascenseur, puis revint lentement et marqua encore une pause devant la porte d’Olga. Il était maintenant libre pour la soirée et eut la velléité de l’inviter.

Mais il ne se décida pas ; il était dans un de ses jours où il avait besoin de solitude.

Il rentra sans bruit dans sa chambre, s’assit dans le fauteuil, les yeux fixés sur l’album qu’il avait montré quelques jours auparavant à Olga et qui traînait depuis sur une table. Là, était représentée en images la période la plus passionnante de sa carrière : celle des guerres. Il le saisit machinalement et soupira en tournant un feuillet. Cela commençait en 1939 et se terminait à la guerre d’Algérie.

VI

EN 1939, la déclaration de guerre suscita chez Martial Gaur une poussée d’enthousiasme fébrile qui n’avait rien de commun avec le patriotisme. C’était simplement la manifestation d’un sens esthétique particulier : les événements allaient sans doute lui permettre de prendre des photos dignes de lui, dignes de cet art de la chasse aux images qu’il pratiquait depuis trois ans et dans lequel il estimait être passé maître.

La première année ne lui apporta guère que des déceptions.

Il avait réussi à se faire enrôler comme photographe aux armées, mais ne trouvait rien d’intéressant à se mettre sous la dent. Les documents qu’on lui commandait lui soulevaient le cœur : généraux en tenue de campagne visitant des postes avancés et offrant des cigarettes aux soldats, aménagements allaient sans doute lui permettre de aux armées... L’écœurante banalité de ces clichés le désespérait et il considérait alors la drôle de guerre avec une indignation voisine de celle qui animait les plus belliqueux partisans de l’offensive.

Enfin vint la catastrophe, la ruée allemande de 1940, qui lui redonna du cœur à l’ouvrage ! La déroute française fit même passer dans ses veines ce frisson de fièvre, mélange capiteux d’espoir et de nervosité inquiète, qui précède chez l’artiste les grandes réalisations. Il appliquait sans se poser de questions les préceptes favoris du vieux Tournette : le photographe doit être impartial ; le photographe est un juste ; le juste n’a pas d’opinion préconçue. Un désastre chez l’ennemi aurait provoqué en lui à peu près les mêmes réactions, un peu tempérées pourtant par la difficulté plus grande d’en fixer certaines scènes sur la pellicule.

La débâcle française lui fournit donc des occupations inespérées, qu’il ne laissa certes pas échapper. Cette série de photos par exemple. Elles marquaient un de ses premiers succès. Il les contemplait ce soir avec une émotion proche des larmes, en revivant la joie et l’orgueil qu’elles lui avaient procurés. Elles avaient été prises aux heures les plus sombres de la défaite. L’unité à laquelle il était attaché fut d’abord pilonnée par une escadrille de stukas et, du trou où il était niché, il put saisir quelques vues saisissantes du ravage, en particulier l’explosion d’un dépôt de munitions qui fit des centaines de victimes.