Ensuite, ce fut l’arrivée des chars ennemis. Là, il avait eu vraiment de la chance, il le reconnaissait avec objectivité. Il put saisir en gros plan la chenille d’un engin monstrueux, juste au moment où, pointant encore vers le ciel, elle était près de retomber sur un tas de blessés sanglants, qui levaient les bras au fond d’une tranchée. L’angle de prise de vue était presque parfait. L’expression désespérée des malheureux sortait de l’ordinaire.
Enfin, l’infanterie allemande suivit et la fortune continua de lui sourire. (C’était vraiment son heure de gloire. Il avait le sentiment de l’avoir bien mérité après s’être si longtemps morfondu.) Il avait réussi à fixer l’image du colonel commandant l’imité, au moment précis où celui-ci levait les bras en signe de reddition, affolé par la vague humaine qui se précipitait vers lui.
Son étoile continuant de briller tout au long de cette journée faste, il parvint à s’échapper et à ramener ces documents à l’arrière, où ils produisirent une certaine sensation. Beaucoup, hélas ne pouvaient être publiés à cette époque. Son amertume fut toutefois tempérée par l’envie qu’ils suscitèrent parmi les professionnels qui en prirent connaissance.
Quelques feuillets plus loin, c’était l’occupation. Il consentit à faire partie d’un groupe de résistance, à condition qu’on lui permît d’exercer son métier. La condition fut acceptée : la résistance avait besoin de photographes. Il prit d’abord, en risquant d’ailleurs sa vie, quelques clichés de centres ennemis, qui avaient une valeur certaine pour l’aviation alliée. Mais cela ne l’intéressait qu’à demi. Il eut, heureusement, des occasions plus piquantes, comme celle-ci, qui montrait un groupe de policiers allemands s’acharnant à coups de bottes sur une femme marquée de l’étoile jaune. Celle-ci avait été largement utilisée par la propagande. Elle eut l’honneur d’être envoyée à Londres et publiée dans plusieurs journaux. Elle lui valut des félicitations et une décoration, car il avait encore couru les plus grands dangers pour la prendre.
... Ou encore comme celle-là, qui illustrait une scène de violence perpétrée cette fois par la résistance. Pour opérer, il avait dû alors se cacher de ses propres amis. Celle-là aussi était évidemment restée dans ses carnets secrets. Il ne l’avait montrée, plus tard, qu’à des amis sûrs, des spécialistes objectifs, des « justes » comme Tournette, qui savaient apprécier l’art pour l’art en matière de photographie.
Herst apparaissait sur un de ces clichés. C’était à cette époque qu’il l’avait connu et s’était lié avec lui. Herst était alors tout jeune (dix-sept ans à peine) mais son énergie, son amour de la bagarre et son entraînement sportif faisaient de lui un élément précieux pour l’action. Ils étaient devenus amis, malgré des différences profondes de caractère. Un point commun les faisait s’accorder, c’était leur recherche également passionnée des endroits « chauds », Martial Gaur, par nécessité professionnelle et désir toujours plus ardent d’images spectaculaires, Herst, par patriotisme, bravoure naturelle et esprit aventureux. Le photographe, à cause de sa maturité plus grande et de sa supériorité intellectuelle, exerça très vite un ascendant sur son compagnon qui n’avait guère fréquenté jusqu’alors que des salles de culture physique et des cercles de boxe. Souvent, informé à l’avance des coups durs auxquels il devait participer, ayant compris et admis une fois pour toutes ce que recherchait son ami, Herst lui signalait les points où il serait le mieux posté, persuadé que le rôle du photographe était encore plus utile que le sien pour la cause qu’ils servaient.
Cette recherche des situations périlleuses les fit se rencontrer encore par la suite, les guerres successives les attirant tous deux pour les mêmes raisons qu’autrefois. Martial Gaur n’en avait pas raté une, celle de Corée, puis celle d’Indochine, enfin celle d’Algérie, qui devait mettre un terme à sa carrière. Herst, après une brève incursion dans la vie civile, avait fait l’Indochine et l’Algérie dans un corps de parachutistes.
Gaur, qui pratiquait souvent cette spécialité, plus propre qu’une autre à le projeter un des premiers aux points les plus intéressants, retrouva ainsi son ami de la résistance en pleine bataille, alors qu’il avait fini par obtenir des galons d’adjudant, à force d’héroïsme. Alors, de nouveau, Herst parvint plusieurs fois à lui confier un bon tuyau, qui permettait au photographe de se diriger sans tâtonnements vers un poste clef pour prendre une scène de choix... Brave Herst ! Martial l’aimait vraiment comme un frère. Lui et Tournette étaient restés ses amis les plus fidèles. Mais Tournette était un vieillard aujourd’hui, un vieillard presque aveugle, qui continuait cependant à prendre des vues, sans jamais sortir de chez lui, essayant de créer lui-même par des combinaisons subtiles, les images rares qu’il ne pouvait plus rechercher ailleurs, un peu comme il était réduit à le faire lui-même Martial Gaur.
Il en était arrivé au dernier cliché, celui-là même qu’il avait évoqué cet après-midi devant la starlette, celui qu’il avait pris, perdant son sang, la jambe déchiquetée par les balles. Il n’eut pas le cœur de regarder et ferma l’album d’un geste brusque.
C’est ainsi que Martial Gaur avait traversé un monde en effervescence, jouant dans tous les conflits un rôle singulier, un rôle de témoin impartial, avec le même mépris également réparti à l’égard des croyances, des opinions, des partis, la même indifférence éthique pour les actes vils et les actes méritoires, pour les traits de bravoure et ceux de lâcheté, commençant seulement à être captivé, mais alors au point de se hausser au plus haut degré de l’enthousiasme, lorsque les passions humaines se manifestaient par des images rares, assez pittoresques, suffisamment insolites pour justifier une prise de vue.
Il jeta l’album sur le lit à côté de son appareil et resta longtemps immobile, fixant un point de la cloison qui le séparait de la chambre voisine. Il fut tiré de son rêve par la voix d’Olga, qui lui parvenait étouffée. Il tendit l’oreille, mais aucun mot n’était perceptible. Elle parlait au téléphone et il ne distinguait qu’un murmure confus. Il restait là, toujours indécis, hésitant encore à aller la trouver, quand une impression bizarre lui fit tendre le cou d'un geste furtif, cligner des yeux, puis froncer le sourcil comme s'il apercevait un spectacle saugrenu.
VII
L’OBJET qui attirait son attention, sur lequel son regard s’était fixé depuis un moment au hasard de sa méditation mélancolique, était si trivial qu’il se reprocha tout d’abord de se laisser distraire par un détail sans aucun doute dépourvu de signification.
C’était un faisceau de fils électriques, émergeant d’un tube en caoutchouc qui traversait la cloison, pour courir le long d’une plinthe et se perdre derrière l’armoire à glace. Il fallait un œil exercé
comme
le
sien,
un
œil
de
photographe,
professionnellement entraîné à capter en un instant tous les détails d’un décor, pour discerner là un élément insolite. Il était pourtant certain de ne pas se tromper. Il avait trop souvent contemplé ces fils avec réprobation pour faire une erreur, déplorant l’habitude des vieux artisans, qui laissaient apparents ces accessoires peu décoratifs au lieu de les noyer dans la maçonnerie. Il y avait autrefois, trois fils seulement ; son œil avait enregistré l’épaisseur du faisceau. Aujourd’hui, celui-ci était un peu plus volumineux.