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Le gosse acquiesça.

— Ouais.

Dans les yeux de ses copains étaient apparues laideur et hostilité. Il aurait sans doute à payer ces quelques paroles de gentillesse.

Le Pistolero effleura le bord de son chapeau.

— Je te suis reconnaissant. C’est bon de savoir qu’il y a dans cette ville quelqu’un capable d’aligner deux mots.

Il reprit son chemin, monta sur le trottoir en planches et se dirigea vers chez Sheb. Il entendit distinctement dans son dos la voix aiguë et enfantine d’un des deux autres gamins, qui lança d’un ton chargé de mépris : « Bouffeur d’herbe ! Bouffeur d’herbe ! Ça fait combien d’temps qu’tu sautes ta sœur, Charlie ? Bouffeur d’herbe ! ». Puis un coup, suivi d’un sanglot.

Trois lampes à pétrole brûlaient devant l’entrée de chez Sheb, une de chaque côté, la dernière clouée au milieu, au-dessus de la porte à battants bancale. Le refrain de « Hey Jude » avait fini par s’éteindre, et le piano massacrait déjà une autre vieille ballade. Des voix murmuraient, comme des fils rompus. Le Pistolero s’arrêta un instant devant la porte et regarda à l’intérieur. Le sol couvert de sciure, les crachoirs près des tables branlantes. Des planches posées sur des tréteaux tenant lieu de bar et, derrière, un miroir poisseux dans lequel se reflétait le pianiste, affublé de l’inévitable chapeau mou. On avait retiré la façade du piano, de sorte qu’on voyait les marteaux de bois bondir et rebondir au rythme du morceau qu’il jouait. Derrière le bar se tenait la serveuse, une blonde aux cheveux filasse, vêtue d’une robe bleue sale. L’une des bretelles était retenue par une épingle de nourrice. Il devait y avoir six types du coin au fond de la salle, occupés à picoler en jouant au Surveille-Moi d’un air apathique. Une autre demi-douzaine d’hommes était vaguement regroupée autour du piano. Plus quatre ou cinq au bar. Et un vieux aux cheveux gris, affalé sur une table, près de la porte. Le Pistolero entra.

Les têtes pivotèrent vers lui et les regards se posèrent sur ses armes. Il y eut un instant de silence presque parfait, hormis la mélodie du pianiste, oublieux de ce qui l’entourait, et qui continuait dans son coin. Puis la femme se mit à passer le chiffon sur le bar, et tout reprit sa place.

— Surveille-Moi, lança l’un des joueurs attablés dans le coin, en contrant trois cœurs par quatre piques, étalant toute sa main sur la table.

Celui qui avait posé les cœurs lâcha un juron, poussa sa mise devant lui, et on distribua un nouveau jeu.

Le Pistolero se dirigea vers la femme au bar.

— Vous avez de la viande ? demanda-t-il.

— Bien sûr, répondit-elle en le regardant droit dans les yeux.

Elle avait dû être jolie à ses débuts, mais, depuis, le monde avait changé. Son visage s’était alourdi de bourrelets de chair et une cicatrice blême lui barrait le front en zigzag. Elle l’avait poudrée, et comme elle avait eu la main lourde, la poudre attirait l’attention sur ce qu’elle était censée camoufler.

— Du bœuf, de la qualité. C’est du bétail de bon aloi. Mais c’est pas donné.

De bon aloi, mon cul, pensa le Pistolero. Ce que t’as dans ton congélo, ça vient d’une bête à trois yeux ou à six pattes — peut-être même les deux. Voilà ce que j’en pense, dame-sai.

— Je vais prendre trois steaks et une bière, si ça ne vous dérange pas.

Nouveau glissement subtil d’atmosphère. Trois steaks. Les bouches se mirent à saliver, et les langues à lécher les babines avec une lenteur obscène. Trois steaks. Est-ce qu’on avait jamais vu quiconque manger trois steaks d’un seul coup ?

— Ça vous fera cinq de-l’or. Vous pigez, de-l’or ?

— Des dollars ?

Elle acquiesça, aussi en déduisit-il que c’était ce qu’elle demandait, des dollars.

— Avec la bière ? demanda-t-il avec un léger sourire. Ou bien la bière, c’est en plus ?

Elle ne lui rendit pas son sourire.

— Je mets ça en route. Dès que j’aurai vu la couleur de votre argent, j’veux dire.

Le Pistolero posa sur le bar une pièce d’or, que tout le monde suivit du regard.

Il y avait un poêle à charbon qui fumait derrière le bar, à gauche du miroir. La femme passa derrière et disparut dans une petite pièce, d’où elle revint avec de la viande posée sur du papier. Elle en retira chichement trois rondelles qu’elle déposa sur le grill. L’odeur qui s’en éleva avait de quoi rendre fou. Le Pistolero demeura d’une indifférence et d’une impassibilité totales, tout en notant de manière périphérique les couacs du piano, le jeu de cartes au ralenti et les regards obliques des piliers de bar.

L’homme était déjà quasiment sur lui lorsque le Pistolero l’aperçut dans le miroir. Il était presque chauve, la main enroulée autour du manche d’un gigantesque couteau de chasse, glissé dans une boucle à sa ceinture, comme un étui de pistolet.

— Retourne t’asseoir, fit le Pistolero. Rends-toi service à toi-même, péquenaud.

L’homme s’arrêta. Inconsciemment, il souleva la lèvre supérieure, comme un chien, et il y eut un moment de silence. Puis il regagna sa table, et tout reprit à nouveau sa place.

La bière arriva, dans une chope en verre fêlée.

— J’ai pas la monnaie, sur l’or, dit la femme agressivement.

— Je n’ai rien demandé.

Elle acquiesça avec colère, comme si cet étalage de richesse, même à son bénéfice à elle, la mettait dans une rage folle. Mais elle prit son or et, quelques minutes plus tard, les steaks arrivèrent, encore saignants sur les bords, sur une assiette douteuse.

— Vous auriez du sel ?

Elle attrapa un petit pot en dessous du bar et le lui tendit, des petits paquets blancs qu’il lui fallut émietter entre ses doigts.

— Du pain, peut-être ?

— Pas de pain.

Elle mentait, il le savait, mais il savait aussi pourquoi et n’insista pas. Le chauve le fixait de ses yeux cyanosés, crispant et décrispant spasmodiquement les mains autour du plateau fendu et creusé de sa table. Ses narines s’écartaient en une pulsation régulière, pour engloutir l’odeur de la viande. Ça au moins, c’était gratuit.

Le Pistolero se mit à manger, posément, sans avoir l’air de savourer, se contentant de découper sa viande et de la porter à sa bouche, en essayant de ne pas penser à quoi devait ressembler cette vache. Du bétail de bon aloi, avait dit la fille. Ben voyons ! Autant voir les cochons danser le Commala au clair de lune.

Il avait presque terminé et allait commander une autre bière en se roulant une cigarette, quand la main lui tomba sur l’épaule.

Il prit soudain conscience du silence qui s’était à nouveau emparé de la salle, et il sentit dans sa bouche le goût de la tension qui planait dans l’air. Il se retourna et se retrouva face à face avec l’homme qu’il avait vu assoupi près de la porte, en entrant. Il avait un visage horrible. L’odeur d’herbe du diable l’enveloppait comme un miasme fétide. Ses yeux étaient ceux d’un damné, les yeux fixes, brillants de colère de celui qui voit sans voir, des yeux tournés vers l’intérieur, vers l’enfer stérile des rêves incontrôlés, des rêves débridés, qui se lèvent des marais puants de l’inconscient.

La femme derrière le bar poussa un petit gémissement.

Les lèvres craquelées frémirent, se retroussèrent, révélant des dents vertes et moussues, et le Pistolero se dit : Il ne la fume même plus. Il la chique. Il la chique vraiment.

Puis, poussant un peu la déduction : Cet homme est mort. Il aurait dû mourir il y a déjà un an.