— Tu seras parti demain matin, dit-elle d’un ton morne.
— Il faudrait, oui. Je pense qu’il m’a tendu un piège, ici même. Tout comme il t’en a tendu un à toi.
— Tu penses vraiment que ce nombre pourrait…
— Si tu tiens à ta santé mentale, prends bien garde de ne jamais dire ce mot à Nort, répondit le Pistolero. Sors-le-toi de la tête. Si tu peux, persuade ton cerveau que le chiffre qui vient après dix-huit, c’est vingt. Que la moitié de trente-huit, c’est dix-sept. L’homme qui a signé du nom de Walter o’Dim est tout ce que tu voudras, mais certainement pas un menteur.
— Mais…
— Quand tu sentiras que l’envie devient trop forte, monte vite ici, viens te réfugier sous ta couverture et répète-le-toi encore et encore… hurle-le, s’il le faut… jusqu’à ce que ça passe.
— Il viendra un moment où ça ne passera plus.
Le Pistolero ne répondit pas, car il savait qu’elle disait vrai. Ce piège était effroyablement parfait. Si on vous disait que vous iriez en enfer si vous pensiez à votre mère nue (quand le Pistolero était très jeune, c’est exactement ce qu’on lui avait dit), vous finiriez par le faire. Et pourquoi ? Parce que vous ne voudriez pas imaginer votre mère nue. Parce que, si on vous donnait un couteau et une main pour le tenir, l’esprit finirait par se bouffer lui-même. Pas par volonté de le faire ; précisément par volonté de ne pas le faire.
Tôt ou tard, Allie appellerait Nort et lui dirait le mot.
— Ne t’en va pas, dit-elle.
— On verra.
Il se coucha sur le côté en lui tournant le dos, pourtant elle était rassurée. Il allait rester, au moins un petit peu. Elle s’assoupit.
À l’orée du sommeil, elle repensa à la façon curieuse que Nort avait eue de l’aborder, dans ce langage bizarre. C’était la seule fois qu’elle avait vu le visage de cet homme étrange, son nouvel amant, exprimer une émotion. Même sa manière de faire l’amour était silencieuse, et ce n’est qu’à la toute fin que sa respiration était devenue plus rude, s’interrompant une seconde ou deux. On aurait dit une créature sortie d’un conte de fées, ou d’un mythe, une créature fabuleuse, dangereuse. Savait-il exaucer les vœux ? Selon elle, la réponse était oui, et alors elle savait quoi demander. Il allait rester un moment. C’était là un vœu assez bien pour une garce malchanceuse et balafrée comme elle. Il serait bien temps demain de penser à un deuxième vœu, ou à un troisième. Elle dormit.
IX
Le lendemain matin, elle fit cuire du gruau de maïs, qu’il mangea sans faire de commentaire. Il enfournait les bouchées sans penser à elle, presque sans la voir. Il savait qu’il aurait dû partir. À chaque minute qu’il passait assis là, l’homme en noir prenait plus d’avance — à l’heure qu’il était, il était sans doute sorti de cette terre de pierre et des arroyos, pour pénétrer dans le désert. Ses pas l’avaient invariablement mené vers le sud-est, et le Pistolero savait pourquoi.
— Tu as une carte ? demanda-t-il en levant les yeux.
— Une carte de la ville ? dit-elle en riant. Il y a même pas de quoi en faire une carte.
— Non, du sud-est de la ville.
Son sourire s’éteignit.
— Le désert. Rien que le désert. Je pensais que tu allais rester un peu.
— Et, de l’autre côté du désert, qu’est-ce qu’il y a ?
— Comment je le saurais ? Personne ne va de l’autre côté. Personne n’a essayé depuis que je suis ici.
Elle s’essuya les mains sur son tablier, prit des gants et versa le baquet d’eau qu’elle faisait chauffer dans l’évier, dans une gerbe d’éclaboussures et de vapeur.
— Les nuages vont tous par là. Comme si quelque chose les aspirait…
Il se leva.
— Où vas-tu ?
Elle entendit dans sa voix la peur stridente et elle détesta ça.
— À l’écurie. S’il y a quelqu’un qui doit savoir, c’est le palefrenier.
Il lui posa les mains sur les épaules. C’étaient des mains dures, mais chaudes, aussi.
— Et pour prendre des dispositions, pour ma mule. Si je dois rester un peu, il faut que quelqu’un s’en occupe. Pour quand je partirai.
Mais pas encore. Elle leva les yeux vers lui.
— Mais méfie-toi de ce Kennerly. Quand il ne sait pas quelque chose, il l’invente.
— Merci, Allie.
Il sortit, et elle se tourna vers l’évier, sentant sur ses joues le sillage doux et chaud de ses larmes de gratitude. Depuis quand n’avait-elle pas entendu de remerciements ? De remerciements de quelqu’un qui comptait ?
X
Kennerly était un vieux satyre édenté et déplaisant, qui avait enterré deux femmes et qui croulait sous le nombre de ses filles. Deux d’entre elles, tout juste adolescentes, espionnèrent le Pistolero, tapies dans les ombres poussiéreuses de l’écurie. Un bébé bavait joyeusement dans la crasse. Une autre fille, pleinement formée quant à elle, blonde, sale et sensuelle, l’observa avec une curiosité inquisitrice, tout en tirant de l’eau de la pompe qui gémissait, à côté de la grange. Son regard attira celui du Pistolero, elle se pinça les tétons entre les doigts, lui adressa un clin d’œil et se remit à pomper.
Le palefrenier vint l’accueillir à mi-chemin de la porte de son établissement. Son attitude hésitait entre une sorte d’hostilité haineuse et une servilité lâche.
— J’en ai pris soin, z’avez pas à vous inquiéter pour ça, lança-t-il.
Et, avant que le Pistolero ait pu répondre, Kennerly se tourna vers sa fille, le poing dressé, comme un misérable coq tout maigrelet.
— Tu rentres, Soobie ! Tu vas me foutre le camp à la maison, oui !
Soobie se mit à traîner son seau d’un air morne vers la cabane jouxtant l’écurie.
— Au sujet de ma mule, reprit le Pistolero.
— Oui, sai. Ça faisait un bail que j’en avais pas vu, surtout de c’te qualité — deux yeux, quatre pattes…
Et ses traits se plissèrent de manière inquiétante, en une expression de douleur extrême, ou bien visant à souligner une bonne blague. Le Pistolero pencha pour la seconde solution, bien que son propre sens de l’humour fût minime, voire inexistant.
— Y avait une époque où on en avait tellement qu’on devenait dingue, poursuivit Kennerly, mais le monde a changé. Depuis, j’ai rien vu d’autre que quelques bœufs mutants, et puis les chevaux de la diligence et… Soobie, je vais te coller une raclée, nom de Dieu !
— Je ne mords pas, fit le Pistolero d’un ton aimable.
Kennerly s’inclina bassement et fit un grand sourire. Le Pistolero vit très distinctement la pulsion de meurtre dans ses yeux et, bien que ne la craignant pas, il en prit note comme on corne la page d’un livre, parce qu’elle contient des instructions qui pourraient se révéler précieuses.
— C’est pas vous. Mon Dieu, non, c’est pas vous — il accentua le sourire —, c’est juste qu’elle est empotée de nature. Elle a le démon en elle. Elle est dingue.
Son regard s’assombrit.
— C’est bientôt les Temps Derniers, monsieur. Vous savez comment c’est, dans la Bible. Les enfants qui obéissent plus à leurs parents, et alors un fléau qui s’abat sur la multitude. Y a qu’à écouter la prêtresse pour le savoir.
Le Pistolero acquiesça d’un signe de tête, puis désigna le sud-est.