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— Il y a quoi, par là-bas ?

Kennerly sourit de nouveau, découvrant ses gencives et quelques ravissantes dents jaunes.

— Des frontaliers. De l’herbe. Le désert. Quoi d’autre ?

Il gloussa, et jaugea froidement le Pistolero du regard.

— Grand comment, le désert ?

— Grand.

Kennerly tenta de prendre un air sérieux, comme s’il répondait à une question sérieuse.

— Je dirais mille roues. Peut-être deux mille. Je peux pas vous dire, monsieur. Y a rien là-bas, à part l’herbe du diable et peut-être bien des démons. Y paraîtrait qu’y aurait un anneau de parole, avec un démon, mais c’est sûrement un mensonge. C’est par là qu’il est parti, l’autre gars. Celui qu’a remis Norty debout quand il était malade.

— Malade ? J’ai entendu dire qu’il était mort.

Kennerly garda le sourire.

— Euh, ben, peut-être bien. Mais on n’est plus des gamins, pas vrai ?

— Mais vous croyez bien aux démons.

Kennerly eut l’air offensé.

— Ça a rien à voir. La prêtresse dit que…

Il se mit à palabrer et à débiter des inepties. Le Pistolero retira son chapeau et s’épongea le front. Le soleil tapait fort, sans relâche. Kennerly ne paraissait pas s’en apercevoir. Kennerly avait plein de choses à raconter, dont pas une n’était sensée. Dans l’ombre étroite le long de la grange, la petite fille s’étalait d’un air grave de la terre sur la figure.

Le Pistolero finit par s’impatienter et interrompit l’autre en pleine logorrhée.

— Vous ne savez pas ce qu’il y a au-delà du désert ?

Kennerly haussa les épaules.

— Y en a peut-être qui savent. La diligence est passée dans ce coin-là, y a cinquante ans. C’est mon paternel qui m’l’a dit. Il disait que c’était des montagnes. D’autres disent que c’est l’océan… un océan vert avec des monstres. Y en a aussi qui disent que c’est là qu’le monde finit. Qu’il y a que des lumières qui rendent aveugle et le visage de Dieu, la bouche ouverte, prêt à nous avaler.

— Balivernes, fit sèchement le Pistolero.

— Pour sûr, répliqua Kennerly dans un petit cri joyeux.

Il eut à nouveau un mouvement veule, entre la haine, la peur et le désir de plaire.

— Veillez à ce qu’on s’occupe de ma mule.

Il fit tournoyer une autre pièce dans l’air, que Kennerly attrapa au vol. On dirait un chien se jetant sur une balle, se dit le Pistolero.

— Bien sûr. Vous restez un peu ?

— Ça n’est pas impossible. Il y aura de l’eau…

— … si Dieu le veut ! Pour sûr, pour sûr !

Kennerly y alla d’un rire sans joie, et dans ses yeux le Pistolero gisait raide mort à ses pieds.

— Elle est plutôt gentille, quand elle veut, notre Allie, pas vrai ?

Le palefrenier fit un cercle avec son poing gauche et fit aller et venir son index droit à l’intérieur.

— Vous avez dit quelque chose ? demanda le Pistolero d’un air distant.

Une terreur soudaine voila le regard de Kennerly, comme des lunes jumelles venant masquer l’horizon. Il se mit les mains derrière le dos, comme un vilain garnement pris les mains dans le pot de confiture.

— Non, sai, rien du tout. Et, si j’ai dit quelque chose, j’en suis bien désolé.

Du coin de l’œil, il aperçut Soobie à la fenêtre et se précipita sur elle comme un cyclone.

— Je vais te la mettre tout d’suite, ta raclée, espèce de petite pute ! Nom de Dieu ! Je m’en vais te…

Le Pistolero s’éloigna, conscient de ce que Kennerly s’était retourné pour le regarder partir, conscient qu’il pouvait très bien se retourner et saisir, distillée sur le visage du palefrenier, une émotion sincère et sans mélange. Mais pourquoi se donner cette peine ? Elle était brûlante, cette émotion, il en connaissait le nom d’avance : de la haine à l’état pur. La haine de l’étranger. Il avait pris tout ce que cet homme avait à offrir. La seule chose certaine concernant le désert, c’était sa taille. La seule chose certaine concernant cette ville, c’était qu’elle n’avait pas révélé tous ses secrets. Pas encore.

XI

Il était couché avec Allie lorsque Sheb ouvrit la porte d’un coup de pied et entra avec le couteau dans la main.

Ça faisait quatre jours, quatre jours qui avaient filé dans une sorte de brouillard, entre veille et sommeil. Il mangeait. Il dormait. Il couchait avec Allie. Il découvrit qu’elle jouait du violon, et il la fit jouer pour lui. Elle s’asseyait près de la fenêtre dans la lumière laiteuse de l’aube, elle n’était qu’un profil et elle jouait, de façon hésitante, un morceau qui aurait pu être bon si elle s’était entraînée plus.

Il sentait grandir en lui son affection pour elle (mais une affection étrangement distraite) et il se dit que c’était peut-être là le piège que lui avait tendu l’homme en noir. Parfois il sortait. En règle générale, il réfléchissait peu.

Il n’avait pas entendu monter le petit pianiste — ses réflexes se relâchaient. Pourtant, ça n’avait aucune importance, alors qu’en d’autres lieux et en d’autres circonstances ça l’aurait sérieusement effrayé.

Allie était nue, le drap sous les seins, et ils s’apprêtaient à faire l’amour.

— S’il te plaît, disait-elle, comme avant, je veux ça, je veux…

La porte s’ouvrit avec fracas et le pianiste déboula en courant, ridicule, avec ses genoux cagneux. Allie ne hurla pas, bien que Sheb tînt à la main un couteau de cuisine grand format. Il émettait des sons, un babil inarticulé. On aurait dit un homme en train de se noyer dans un seau de boue. Les postillons volaient. Il frappa en tenant le couteau des deux mains, et le Pistolero lui attrapa les poignets et les tordit. Le couteau vola. Sheb lâcha un cri strident, comme une porte rouillée. Ses mains s’agitaient en mouvements désordonnés, comme celles d’une marionnette, les poignets cassés. Le vent crissait contre la fenêtre. Sur le mur, le miroir d’Allie, légèrement embué et déformant, reflétait la chambre.

— Elle était à moi ! C’est moi qui l’ai vue en premier ! Moi !

Allie le fixa et sortit du lit. Elle enfila un peignoir, et le Pistolero ressentit une seconde d’empathie pour cet homme qui devait être spectateur de ce qu’il avait autrefois possédé, et mesurer ce qu’il avait perdu. Ce n’était qu’un petit homme. Et le Pistolero se rappela soudain où il l’avait vu. Où il l’avait connu, par le passé.

— C’était pour toi, fit Sheb en sanglotant. C’était rien que pour toi, Allie. C’était toi la première et tout était pour toi. Je… ah, oh mon Dieu, mon Dieu…

Les mots furent dissous dans un paroxysme inintelligible, puis dans les larmes. Il se mit à se balancer d’avant en arrière, serrant contre son ventre ses poignets cassés.

— Chut, chut. Fais-moi voir ça.

Elle s’agenouilla à côté de lui.

— C’est cassé. Sheb, espèce d’idiot. Comment tu vas gagner ta vie, maintenant ? Tu sais pourtant que tu n’as jamais été costaud.

Elle l’aida à se remettre debout. Il essaya de porter les mains à son visage, mais elles ne voulaient pas lui obéir, alors il se mit à pleurer ouvertement.

— Viens à la table, que je voie ce que je peux faire.

Elle le mena jusqu’à la table et lui immobilisa les poignets grâce à des lattes de petit-bois qu’elle avait prises dans la réserve, près de la cheminée. Il pleurait faiblement, totalement abandonné.

— Mejis, dit le Pistolero, et le pianiste regarda autour de lui, les yeux écarquillés.