Quoi qu’il en soit, je crois que, même à dix-neuf ans, j’ai vu en Frodon et son désir de se débarrasser de l’Anneau la preuve qu’il appartenait plutôt à la seconde catégorie. Ce sont les aventures d’une bande de pèlerins disons, britanniques, sur toile de fond de mythologie nordique. L’idée de quête me plaisait — j’adorais ça, même — mais les personnages de campagnards de Tolkien ne m’intéressaient pas (ce qui ne veut pas dire que je ne les aimais pas, au contraire), de même pour ses décors bucoliques à la Scandinave. Si je m’engageais sur cette voie, j’allais droit dans le mur.
Alors j’ai attendu. En 1970, j’avais vingt-deux ans, les premiers poils blancs étaient apparus dans ma barbe (il faut dire que fumer deux paquets et demi de Pall Mall par jour ne devait pas arranger les choses), mais même à vingt-deux ans, on peut encore se permettre d’attendre. À vingt-deux ans, on a encore le temps pour soi, même si le type du radar se balade dans le quartier et vient poser des questions aux voisins.
Et puis un jour, dans une salle de cinéma quasiment vide (le Bijou, à Bangor, dans le Maine, pour être précis), j’ai vu un film de Sergio Leone. Il s’appelait Le Bon, la Brute et le Truand, et avant même d’être arrivé à la moitié, je me suis rendu compte que j’avais envie d’écrire un roman qui combine l’idée de quête et la magie de Tolkien, mais sur fond de western majestueux jusqu’à l’absurde, à la Sergio Leone. Si vous n’avez vu ce western déjanté que sur votre petit écran, vous ne pouvez pas comprendre de quoi je parle — j’implore votre pardon, mais c’est la vérité. Mais sur grand écran, avec le système Panavision approprié, ça donne du grand spectacle à la Ben-Hur. Clint Eastwood a l’air de mesurer deux mètres, et chaque poil de sa barbe de trois jours semble avoir la taille d’un séquoia. Les rides au bord de la bouche de Lee Van Cleef sont aussi profondes que des canyons, avec une tramée au bout de chaque (voir Magie et Cristal). Le décor désertique semble s’étendre jusqu’à l’orbite de la planète Neptune. Et les barillets des pistolets ont la taille de roues de charrette.
Ce que je voulais encore plus insuffler au décor, c’était cette impression de grandeur épique, apocalyptique. Le fait que Leone ait été une bille en géographie américaine (à en croire l’un de ses personnages, Chicago se situerait grosso modo dans la banlieue de Phœnix, Arizona) ajoutait à cette magistrale impression de dislocation. Et dans mon grand enthousiasme — comme seuls peuvent en concevoir les jeunes gens, il me semble — je ne voulais pas seulement écrire un livre long, mais le plus long livre de toute l’histoire de la littérature populaire. Je n’y suis pas parvenu, mais je crois m’en être sorti de manière honorable. La Tour Sombre, des volumes un à sept, ne contient en fait qu’un seul récit, et les quatre premiers romans représentent un corpus de plus de deux mille pages. Les trois derniers en comptent deux mille cinq cents, au stade du manuscrit. Je n’essaie pas de sous-entendre que la longueur soit le moins du monde un gage de qualité. Je dis seulement que je voulais écrire une épopée, et que, d’une certaine manière, j’y suis arrivé. Si vous demandiez pourquoi j’avais ce désir, je serais incapable de vous répondre. Peut-être que ça tient au fait d’avoir grandi en Amérique : il faut construire toujours plus haut, creuser toujours plus profond, écrire toujours plus long. Et la question casse-tête de la motivation profonde ? Il me semble que, ça aussi, c’est lié à l’identité américaine. On en revient toujours à la même conclusion : à l’époque, ça paraissait une bonne idée.
Encore un mot au sujet de mes dix-neuf ans : c’est l’âge auquel bon nombre d’entre nous se retrouvent coincés, il me semble (coincés mentalement et émotionnellement, sinon physiquement). Les années défilent et un jour on se retrouve à se regarder dans la glace, complètement perplexe, à se demander : Qu’est-ce que c’est que ces rides, sur mon visage ? Et cette bedaine ridicule, d’où elle vient ? Bon sang, je n’ai que dix-neuf ans ! Je sais que ce n’est pas là un concept extrêmement original, mais ça n’enlève rien à ce sentiment soudain de stupéfaction.
Le temps vous met du gris dans la barbe, et tout le long, on se dit — on est trop bête, aussi — qu’on a encore du temps devant soi. Si on fait preuve de logique, on sait bien que non, mais le cœur refuse d’y croire. Avec un peu de chance, le type du radar qui vous épingle pour excès de vitesse ou parce que vous vous amusez trop vous file un petit remontant, sans le vouloir. C’est en gros ce qui m’est arrivé, vers la fin du XXe siècle. Sous la forme d’une Plymouth qui m’a renversé au bord du chemin, à deux pas de chez moi.
Environ trois ans après cet accident, j’ai fait une dédicace pour mon livre Roadmaster à Dearborn, au Michigan. À un moment, un type est arrivé devant moi et m’a dit qu’il était vraiment content que je sois en vie (ça m’arrive tout le temps, et ça me fait me demander à longueur de journée : « Mais pourquoi tu n’as pas crevé ce jour-là, bon Dieu ? »). « J’étais avec un bon ami à moi quand j’ai appris que vous vous étiez fait renverser, bon sang, on s’est dit : “Ça y est, merde, c’est foutu, la Tour, il la finira jamais.” »
Il m’était venu à peu près la même idée — le plus troublant, c’était de penser que, après avoir bâti La Tour Sombre dans l’imaginaire collectif d’un million de lecteurs, j’avais la responsabilité de mener le projet à bien, aussi longtemps qu’il intéresserait quelqu’un. Ce pouvait être l’affaire de cinq ans ; mais ça pouvait aussi bien en prendre cinq cents. Les histoires de science-fiction, bonnes ou mauvaises (même aujourd’hui, il se trouve probablement quelqu’un en train de lire Varney le Vampire ou Le Moine), font de vieux os. La technique de Roland, pour protéger la Tour, consiste à écarter la menace des Rayons qui maintiennent la Tour debout. Il me faudrait en faire autant, après mon accident, en finissant l’histoire du Pistolero.
Pendant les longues périodes de battement entre l’écriture et la publication des quatre premiers volumes de La Tour Sombre, j’ai reçu des centaines de lettres du genre « c’est parti pour une bonne cure de culpabilité ». En 1998 (alors que je luttais contre cette impression trompeuse que j’avais toujours dix-neuf ans, autrement dit), j’ai reçu une lettre d’une « grand-mère de quatre-vingt-deux ans qui ne veut pas vous embêter avec ses ennuis, mais n’empêche ! qu’est bien malade ces derniers temps ». La grand-mère me disait qu’elle n’avait sans doute pas plus d’une année à vivre, à cause du cancer, et que même si elle ne s’attendait pas à ce que je finisse l’histoire de Roland à temps, elle souhaitait savoir si, au moins, je pouvais (« par pitié ») lui raconter comment ça se terminait. La phrase qui me fendit le cœur (pas assez cependant pour m’inciter à me remettre à écrire), c’est lorsqu’elle me promettait « de ne pas dire un mot à qui que ce soit ». Un an plus tard — sans doute après l’accident qui me fit atterrir à l’hôpital — l’une de mes assistantes, Marsha DiFilippo, recevait une lettre d’un type dans le couloir de la mort, au Texas ou en Floride, qui en substance voulait savoir la même chose : comment ça se terminait ? (Il jurait d’emporter le secret dans la tombe, ce qui me donna la chair de poule).