Les cadavres s’étalaient en une traînée serpentant et zigzaguant comme un sentier, depuis la porte de derrière du barbier, jusqu’à l’endroit où il se tenait. Ils étaient étendus dans toutes les positions imaginables. Aucun d’eux n’avait l’air de dormir.
Il suivit la piste de la mort, comptant les corps au fur et à mesure. Dans l’épicerie, un homme était affalé à terre, enserrant tendrement de ses deux bras le pot à bonbons fêlé qu’il avait entraîné dans sa chute.
Il se retrouva à la case départ, au milieu de la rue principale déserte. Il avait abattu trente-neuf hommes, quatorze femmes et cinq enfants. Il avait tué tout Tull.
Une odeur écœurante lui vint aux narines avec le premier souffle de vent sec et vibrant. Il le suivit, leva les yeux et hocha la tête. Le corps en décomposition de Nort était déployé, les bras en croix, en haut du toit de planches de chez Sheb. Crucifié avec des chevilles en bois. Les yeux et la bouche étaient ouverts. Sur la chair de son front crasseux on avait imprimé une grosse marque violacée, celle d’un sabot fendu.
Le Pistolero sortit de la ville. Sa mule broutait dans une touffe d’herbe à une cinquantaine de mètres, le long de ce qui restait de la route de la diligence. Le Pistolero la ramena jusqu’à l’écurie de Kennerly. À l’extérieur, le vent jouait un air irrégulier. Il commença par attacher la mule et retourna au troquet. Il dénicha une échelle dans l’appentis du fond et monta sur le toit délivrer Nort. Son corps était plus léger qu’un fagot. Il le fit basculer en bas, dans le commun des mortels, ceux voués à ne mourir qu’une seule fois. Puis il retourna à l’intérieur, mangea des steaks, but trois bières tandis que la lumière déclinait et que le sable commençait à voler. Cette nuit-là, il dormit dans le lit qu’il avait partagé avec Allie. Il ne rêva pas. Le lendemain matin, le vent était tombé et le soleil avait retrouvé son éclat vif et distrait. Les corps avaient dérivé vers le sud, comme des amarantes poussées par le vent. En milieu de matinée, après avoir pansé toutes ses blessures, lui aussi changea de décor.
XVIII
Il crut que Brown s’était endormi. Le feu n’était plus qu’une petite étincelle et l’oiseau, Zoltan, s’était mis la tête sous l’aile.
Alors qu’il était sur le point de se lever et de dérouler une paillasse dans le coin, Brown dit :
— Voilà. C’est dit. Tu te sens mieux ?
Le Pistolero sursauta.
— Pourquoi je me sentirais mal ?
— Tu es humain, paraît-il. Pas un démon. Ou alors c’est que tu m’as menti.
— Je n’ai pas menti.
Il fut bien forcé de reconnaître, à contrecœur, qu’il aimait bien Brown. Vraiment. Et il n’avait pas menti au frontalier, pas une seconde.
— Qui es-tu, Brown ? Qui es-tu vraiment, je veux dire ?
— Moi, c’est tout, répliqua-t-il, imperturbable. Pourquoi tu te crois toujours au beau milieu d’un mystère ?
Le Pistolero s’alluma une cigarette sans répondre.
— Je trouve que tu es très proche de ton homme en noir, fit Brown. Est-ce qu’il est prêt à tout ?
— Je ne sais pas.
— Et toi ?
— Pas encore, dit le Pistolero.
Il regarda Brown avec un soupçon de défi.
— Je vais là où je dois aller, je fais ce que j’ai à faire.
— C’est bien, alors, répondit Brown avant de se retourner et de s’endormir.
XIX
Le lendemain matin, Brown lui donna à manger et le raccompagna au bord du chemin. À la lumière du jour, il faisait un spectacle étonnant, avec sa poitrine maigre et brûlée par le soleil, ses clavicules épaisses comme des crayons, et sa tignasse rousse de fou furieux. L’oiseau était juché sur son épaule.
— Et la mule ? demanda le Pistolero.
— Je la mangerai, répondit Brown.
— D’accord.
Brown tendit la main, et le Pistolero la serra. D’un hochement de tête, le frontalier désigna le sud-ouest.
— Bonne marche. Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes.
— Le double du compte pour toi.
Ils se saluèrent de la tête, puis l’homme qu’Allie avait appelé Roland repartit, le corps bardé d’armes et d’eau. Il se retourna une seule fois. Brown fourrageait furieusement dans son petit plan de maïs. Le corbeau était perché sur le toit bas de sa masure, comme une gargouille.
XX
Le feu s’était éteint, et les étoiles commençaient à pâlir. Le vent soufflait sans faiblir, racontant son histoire dans le vide. Le Pistolero se retourna dans son sommeil, puis redevint immobile. Il rêva, un rêve de soif. Dans la pénombre, le contour des montagnes était invisible. Toute pensée de culpabilité, tout sentiment de regret avaient disparu. Le désert les avait cuits. Il se surprit à penser de plus en plus à Cort, l’homme qui lui avait appris à tirer. Cort savait distinguer le blanc du noir.
Il remua de nouveau et se réveilla. Il cligna des yeux en regardant le feu mort, dont la forme se superposait à l’autre, plus géométrique. C’était un romantique, il le savait, et il protégeait ce savoir jalousement. C’était un secret qu’il n’avait partagé qu’avec une poignée d’élus, au fil des ans. La fille appelée Susan, la fille de Mejis, avait été l’une d’entre eux.
Ce qui, bien entendu, lui rappela de nouveau Cort. Cort était mort. À part lui, ils étaient tous morts. Le monde avait changé.
Le Pistolero balança ses armes par-dessus son épaule et changea encore une fois de décor.
LE RELAIS
I
Une comptine lui avait trotté dans la tête toute la journée, le genre de truc obsédant qui vous rend dingue, qui ignore avec dédain tout ordre du conscient lui enjoignant de cesser. Ça donnait à peu près ce qui suit :
Il ne savait pas ce qu’était cette vion dans le dernier couplet, mais il savait pourquoi cet air lui était venu, au départ. C’était ce rêve récurrent, sa chambre dans le château, sa mère, qui lui avait chanté cette chanson ; lui était couché solennellement dans son lit minuscule, près de la fenêtre de toutes les couleurs. Elle ne la chantait pas le soir, parce que tous les petits garçons nés pour le Haut Parler doivent affronter seuls le noir, mais au moment de la sieste, et il se rappelait la lumière grise et lourde de pluie qui dessinait des arcs-en-ciel tremblotants sur la courtepointe. Il sentait le froid dans la pièce et la chaleur pesante des couvertures, l’amour qu’il avait pour sa mère et ses lèvres rouges, cette mélodie entêtante avec ses petites paroles absurdes, et sa voix.
Et voilà qu’elle revenait le rendre fou, comme un chien courant après sa propre queue, tournant dans son esprit tandis qu’il marchait. Il ne lui restait plus d’eau, et il savait qu’il avait tout d’un homme mort. Il n’aurait jamais cru en arriver là, et il le regrettait amèrement. Depuis midi, il ne regardait plus la route devant lui, mais ses pieds. Dans ce coin, même l’herbe du diable était devenue rabougrie et jaune. La croûte épaisse s’était désintégrée par endroits, où ne subsistaient que des gravats. Les montagnes ne s’étaient pas sensiblement espacées, bien qu’il se fût passé seize jours depuis qu’il avait quitté la cabane du dernier colon, un jeune homme mi-dément, mi-sain d’esprit, en bordure du désert. Il avait un oiseau, se rappela le Pistolero, mais il lui fut impossible de se souvenir de son nom.