Il regardait ses pieds se soulever et s’abaisser comme les navettes d’un métier à tisser, il écoutait la petite chanson absurde tourner en boucle dans son esprit en une pitoyable bouillie. Il se demanda quand il tomberait pour la première fois. Il ne voulait pas tomber, bien qu’il n’y eût personne pour le voir. C’était une question d’amour-propre. Un pistolero connaît l’amour-propre, cet os invisible qui vous tient le cou raide et la tête haute. Ce que son père ne lui avait pas transmis, c’est Cort qui le lui avait inculqué à coups de pied, professeur de maintien moral pour tous ces garçons, s’il en était. Cort, ouais, avec son gros nez rouge comme un gros oignon écarlate et sa figure balafrée.
Il s’arrêta et leva les yeux. Cela lui fit tourner la tête et, l’espace d’une seconde, tout son corps sembla flotter. Contre l’horizon lointain, les montagnes rêvassaient. Mais il y avait autre chose, au-dessus de lui, beaucoup plus près. À quoi ? Sept kilomètres à peine. Il plissa les yeux dans sa direction, mais il avait les yeux chassieux de sable et aveuglés par cette lumière blanche. Il secoua la tête et reprit sa marche. La comptine tournait et bourdonnait. Environ une heure plus tard, il tomba à terre et s’écorcha les mains. Il regarda les minuscules gouttes de sang sur sa peau desquamée avec incrédulité. Le sang n’avait pas l’air plus clair ; il ressemblait à du sang normal, mourant à l’air libre. Avec un air suffisant, aussi suffisant que le désert. Il secoua la main, éprouvant de la haine à l’état pur pour ces gouttes. Suffisant ? Pourquoi pas ? Le sang n’avait pas soif, lui. Le sang se faisait servir. Le sang se faisait offrir un sacrifice. Un sacrifice par le sang. Tout ce que le sang avait à faire, c’était couler… et couler… et couler.
Il baissa les yeux sur les éclaboussures qui avaient giclé sur la croûte dure et les regarda se faire aspirer avec une rapidité troublante. Qu’est-ce que tu dis de ça, le sang ? Qu’est-ce que ça fait, hein ?
Ô Doux Jésus, je suis mal barré.
Il se leva en se tenant la main contre la poitrine, et ce qu’il avait aperçu un peu plus tôt se trouvait en face de lui, si près qu’il en poussa un cri — un croassement enroué de poussière. C’était un bâtiment. Non, deux bâtiments, entourés d’une clôture écroulée. Le bois semblait vieux et fragile, sur le point de se décomposer. Du bois en train de se métamorphoser en sable. L’un des bâtiments avait été une écurie — la forme était caractéristique, impossible de se méprendre. L’autre était une maison, ou une auberge. Une gare de relais sur la ligne de diligences. La maison branlante en bois (le sable avait formé une croûte sur la charpente, jusqu’à la faire ressembler à un château de sable que le soleil avait durci à petit feu, en faisant une demeure temporaire) dessinait une ombre fine, une ombre dans laquelle quelqu’un était assis, appuyé contre le bâtiment. Et le bâtiment semblait pencher, sous le fardeau de ce poids.
Son poids à lui, donc. Enfin. L’homme en noir.
Le Pistolero se tenait debout, les mains contre la poitrine, sans avoir conscience de sa posture déclamatoire, bouche bée. Mais, au lieu de l’excitation immense à laquelle il se serait attendu (ou peut-être la peur, ou un effroi mêlé d’admiration), il ne ressentait qu’une culpabilité imprécise et atavique, causée par l’accès de haine aveugle que lui avait inspirée son propre sang quelques instants auparavant, et par cette comptine qui tournoyait sans fin dans son esprit :
… De pluie, plic-ploc,
Il avança, dégainant l’une de ses armes.
… les plaines sont pleines…
Il parcourut les trois cents derniers mètres en courant, d’une course cahotante et ramassée, sans chercher à se cacher ; il n’y avait nulle part où se cacher. Son ombre courte essayait de le prendre de vitesse. Il n’était pas conscient de ce que son visage n’était plus qu’un masque mortuaire d’épuisement, gris et poussiéreux. Il ne voyait rien, hormis la silhouette dans l’ombre. Il ne lui vint à l’esprit que plus tard que, peut-être, cette silhouette était celle d’un mort.
Il envoya un coup de pied dans une des barrières (qui se brisa en deux sans un bruit, semblant presque s’excuser) et traversa d’un bond en avant la cour de l’écurie, baignée de silence et de lumière aveuglante, brandissant son arme.
— Tu es cerné ! Tu es cerné ! Les mains en l’air, espèce de fils de catin, tu es…
La silhouette s’agita nerveusement et se leva. Le Pistolero se dit : Mon Dieu, il n’est plus que l’ombre de lui-même, que lui est-il arrivé ? Car l’homme en noir avait rapetissé de soixante bons centimètres et ses cheveux avaient complètement blanchi.
Frappé de stupeur, il s’immobilisa, la tête bourdonnant d’une mélodie éraillée. Son cœur battait à un rythme des plus lunatiques, et il se dit : Je suis en train de mourir ici…
Il inspira, faisant s’engouffrer dans ses poumons l’air chauffé à blanc, et il baissa la tête une seconde. Lorsqu’il la releva, il se rendit compte qu’il n’avait pas devant lui l’homme en noir, mais un garçon aux cheveux décolorés par le soleil, qui le contemplait avec des yeux dans lesquels ne brillait même pas une lueur d’intérêt. Le Pistolero le dévisagea d’un air impassible, puis secoua la tête, incrédule. Mais le garçon survécut à son refus de croire ; c’était une illusion forte. Une illusion vêtue d’un jean rapiécé au genou et d’une chemise marron en toile grossière.
Le Pistolero secoua de nouveau la tête et, les yeux au sol et l’arme toujours à la main, se dirigea vers l’écurie. Il n’arrivait pas encore à penser. Il avait la tête remplie de sable et il sentait monter une énorme douleur lancinante.
À l’intérieur, l’écurie était sombre et silencieuse, et étouffante de chaleur. Les yeux exorbités et le regard brouillé, le Pistolero inspecta les alentours. Il fit volte-face en titubant et vit le garçon, debout dans l’embrasure de la porte écroulée, qui le fixait. Une lame de douleur lui transperça lentement la tête, d’une tempe à l’autre, découpant son cerveau comme une orange. Il rengaina son arme, vacilla, tendit les mains comme pour repousser des fantômes, et tomba face contre terre.
II
Lorsqu’il se réveilla, il était allongé sur le dos, un petit tas de foin inodore sous la tête. Le garçon n’avait pas été capable de le déplacer, mais il avait veillé à son confort. Et il sentait la fraîcheur. Il baissa les yeux et vit que sa chemise était sombre et humide. Il se lécha les lèvres et sentit l’eau. Il cligna des yeux. Sa langue lui parut gonfler dans sa bouche.
Le garçon était accroupi à côté de lui. Dès qu’il vit le Pistolero ouvrir les yeux, il attrapa derrière lui une boîte de conserve cabossée remplie d’eau, qu’il lui tendit. Le Pistolero la saisit de ses mains tremblantes et s’autorisa une gorgée… juste une. Dès qu’elle fut descendue et arrivée dans son estomac, il en but un peu plus. Puis il se renversa le reste sur le visage, en soufflant par saccades. Sur les lèvres ravissantes du garçon se dessina un petit sourire grave.