— Voulez-vous manger quelque chose, monsieur ?
— Pas encore, fit le Pistolero.
Il se sentait toujours comme une nausée dans le crâne, causée par l’insolation, et l’eau bougeait bizarrement dans son estomac, comme si elle ne savait pas où aller.
— Qui es-tu ?
— Mon nom est John Chambers. Vous pouvez m’appeler Jake. J’ai une amie — enfin, c’est comme une amie, elle travaille pour nous — qui m’appelle ’Bama, parfois, mais vous pouvez m’appeler Jake.
Le Pistolero se redressa, et la nausée se fit immédiatement plus prégnante. Il se pencha vers l’avant et perdit un bras de fer avec son estomac.
— Il en reste, dit Jake.
Il prit la boîte et se dirigea vers le fond de l’écurie. Il s’arrêta et adressa au Pistolero un sourire incertain. Le Pistolero hocha la tête, puis la pencha vers l’avant et se la cala sur les mains. Le garçon était bien fait, beau, âgé de dix ou onze ans. Le Pistolero avait vu passer sur son visage l’ombre de la peur, mais c’était tant mieux. Il lui aurait fait bien moins confiance s’il n’avait pas montré la moindre crainte.
Il entendit monter du fond de la grange un cognement sourd et étrange. Il releva la tête d’un mouvement alerte, les mains se posant instantanément sur la crosse de ses pistolets. Le bruit dura environ quinze secondes, puis s’arrêta. Le garçon revint avec la boîte — à nouveau pleine.
Le Pistolero but, une fois encore avec précaution, et cette fois ce fut un peu mieux. La migraine commençait à diminuer.
— Je ne savais pas quoi faire de vous, quand vous êtes tombé, dit Jake. Pendant deux-trois secondes, j’ai cru que vous alliez me tirer dessus.
— C’est possible, oui. Je t’avais pris pour quelqu’un d’autre.
— Pour le prêtre ?
Le Pistolero lui darda un regard aigu.
Le garçon l’observait, les sourcils froncés.
— Il a fait son campement dans la cour. Moi j’étais dans la maison. C’est peut-être une gare, d’ailleurs, je ne sais pas. Je l’aimais pas, alors je suis pas sorti. Il est arrivé la nuit, et il est reparti le lendemain. Je me serais bien caché quand vous êtes arrivé, mais je m’étais endormi.
Il jeta un regard sombre au-dessus de la tête du Pistolero.
— J’aime pas les gens. Ils me font chier.
— Il ressemblait à quoi ?
Le garçon haussa les épaules.
— À un prêtre. Il était tout en noir.
— Une capuche et une soutane ?
— C’est quoi, une soutane ?
— Une robe, ça ressemble à une robe.
Le garçon acquiesça.
— Oui, c’est à peu près ça.
Le Pistolero se pencha en avant, et ce qui passa sur son visage provoqua un léger mouvement de recul chez l’enfant.
— Il y a combien de temps ? Dis-le-moi, au nom de ton père.
— Je… je…
D’un ton patient, le Pistolero dit :
— Je ne te ferai pas de mal.
— Je ne sais pas. Je ne me souviens pas du temps qui passe. Tous les jours se ressemblent.
Pour la première fois, le Pistolero se demanda clairement comment ce garçon était arrivé là, perdu dans les lieues desséchées de ce désert tueur d’hommes. Mais il refusait d’en faire un problème personnel, pas encore, du moins.
— Fais de ton mieux. Il y a longtemps ?
— Non. Pas longtemps. Ça fait pas longtemps que moi je suis là.
Le feu se ralluma en lui. Il s’empara de la boîte avec des mains à peine tremblantes, et but. Une bribe de la comptine lui revint en tête, mais cette fois-ci, au lieu du visage de sa mère, il vit celui balafré d’Alice, qui avait été sa gueuse dans feue la ville de Tull.
— Une semaine ? Deux ? Trois ?
Le garçon le regarda d’un air distrait.
— Oui.
— Oui quoi ?
— Une semaine. Ou deux.
Il détourna le regard, rougissant légèrement.
— Il y a trois crottes de ça. C’est le seul moyen que j’aie de mesurer, maintenant. Il a pas bu une goutte. J’ai même pensé que c’était peut-être le fantôme d’un prêtre, comme dans ce film que j’avais vu, y avait que Zorro qui avait deviné que c’était pas un prêtre — ni un fantôme, d’ailleurs. C’était juste un banquier qui voulait la terre parce qu’il y avait de l’or dessus. C’est Mme Shaw qui m’avait emmené voir ce film. C’était à Times Square.
Le Pistolero ne comprenait pas un mot de ce que racontait le garçon, aussi ne fit-il aucun commentaire.
— J’avais peur, dit le garçon. J’ai eu peur presque tout le long.
Son visage frissonnait comme du cristal à une seconde de la note ultime, suraiguë, destructrice.
— Il n’a même pas fait de feu. Il est resté assis là, c’est tout. Je sais même pas s’il a dormi.
Tout près ! Plus près qu’il l’avait jamais été, par tous les dieux. Malgré son état de déshydratation extrême, il se sentait les mains légèrement moites ; poisseuses.
— Il y a de la viande séchée, suggéra le garçon.
— D’accord, fit le Pistolero. Très bien.
Le garçon se leva pour aller chercher quelque chose, les genoux craquant légèrement. Il avait une silhouette droite et longiligne. Le désert ne l’avait pas encore abîmé. Il avait les bras fins, mais sa peau, bien que bronzée, n’était ni sèche ni craquelée. Il a de l’énergie, pensa le Pistolero. Peut-être bien du sable dans l’estomac, aussi, ou bien il m’aurait déjà pris un de mes pistolets pour me descendre quand j’étais à terre.
Ou peut-être le garçon n’y avait-il tout bonnement pas pensé.
Le Pistolero but à nouveau dans la boîte de conserve.
Qu’il ait ou non du sable dans l’estomac, il n’est pas du coin.
Jake revint avec une pile de lanières de viande séchée, disposées sur ce qui ressemblait à une planche à pain décapée par le soleil. La viande était assez dure, filandreuse et salée pour faire chanter les commissures ulcérées des lèvres du Pistolero. Il mangea et but jusqu’à sentir la léthargie le gagner, et il s’adossa au mur.
Le garçon mangea peu, picorant les lambeaux noirs avec une étrange délicatesse.
Le Pistolero l’observait, et le garçon lui rendit son regard avec une certaine franchise.
— D’où viens-tu, Jake ? finit-il par lui demander.
— Je ne sais pas, fit le garçon en fronçant les sourcils. Pourtant je le savais. Quand je suis arrivé ici, je le savais, mais maintenant c’est tout flou, comme un cauchemar quand on se réveille. J’en fais plein, des cauchemars. Mme Shaw disait que c’était parce que je regardais trop de films d’horreur sur la onzième chaîne.
— Qu’est-ce que c’est, une chaîne ? — une idée un peu folle lui vint — C’est comme un rayon ?
— Non… c’est la télé.
— C’est quoi, la télé ?
— Je — le garçon se toucha le front — Des images.
— C’est quelqu’un qui t’a trimballé jusqu’ici ? Cette Mme Shaw, peut-être ?
— Non, dit le garçon. J’étais là, c’est tout.
— Qui est cette Mme Shaw ?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi t’appelait-elle ’Bama ?
— Je ne me rappelle pas.