Jake ne sait pas qu’il hait tous ces professionnels, tous sauf Mme Shaw. Les gens l’ont toujours rendu perplexe. À commencer par sa mère, qui est maigre mais sexy et qui couche avec des amis malades. Son père parle parfois de gens de La Chaîne qui prennent « trop de coca » (sauf que lui, il dit « coco »). Ce jugement s’accompagne toujours d’un rictus sans humour et d’un petit reniflement sur l’ongle du pouce.
À présent il est dans la rue, Jake Chambers est dans la rue, il « bat le pavé ». Il est bien propre et bien élevé, beau à regarder, sensible. Une fois par semaine, il joue au bowling à L’Entre-Deux-Quilles. Il n’a pas d’amis, seulement des connaissances. Il n’a jamais pris la peine d’y réfléchir, mais ça le fait souffrir. Il ne sait pas ou ne comprend pas que la fréquentation à long terme de professionnels l’a amené à copier certains de leurs traits de caractère. Mme Greta Shaw (elle est plutôt mieux que le reste du lot, mais Bon Dieu, tu parles d’un prix de consolation), par exemple, fait des sandwiches très professionnels. Elle les coupe en triangle, elle retire proprement la croûte du pain, ce qui fait que, même s’il les mange pendant la mi-temps en cours de gym, il a l’air d’un pingouin au milieu d’un cocktail, avec dans l’autre main une flûte plutôt qu’un roman sportif ou de cow-boys de Clay Blaisdell emprunté à la bibliothèque de l’école. Son père gagne beaucoup d’argent, parce que c’est lui le maître de « la Mise à Mort » — ce qui signifie placer une émission plus forte sur sa Chaîne en face d’une émission moins forte sur une Chaîne concurrente. Son père fume quatre paquets de cigarettes par jour. Son père ne tousse jamais, mais il a un rictus dur, et il ne dit pas non à ce bon vieux « coco », de temps en temps.
Descendre la rue. Sa mère lui laisse de quoi payer un taxi, mais chaque jour il va à l’école à pied, balançant son sac de livres, parfois même son sac de bowling (bien que, la plupart du temps, il le laisse dans son casier), le parfait petit garçon américain, avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus. Les filles commencent déjà à s’intéresser à lui (avec l’accord de leur mère) et il ne se dérobe pas avec cette arrogance et cette coquetterie puériles qu’ont les petits garçons. Il leur parle avec un professionnalisme inconscient qui les laisse perplexes, et elles n’y reviennent pas. Il aime la géographie et jouer au bowling, l’après-midi. Son père possède des parts dans une compagnie qui fabrique des machines automatiques pour redresser les quilles, mais l’Entre-Deux-Quilles n’utilise pas la marque de son père. Il ne se dit pas qu’il a pensé à ça, pourtant c’est le cas.
En descendant la rue, il passe devant Bloomingdale’s, dans la vitrine les mannequins sont vêtus de fourrures, de costumes 1900 à six boutons, certains ne portent rien du tout ; certains sont « nus tout nus ». Ceux-là, ces mannequins, sont parfaitement professionnels, et il déteste tout professionnalisme. Il est trop jeune pour avoir encore appris à se détester lui-même, mais le ver est dans le fruit ; avec le temps, il grossira, et fera tout pourrir.
Il arrive au coin et se plante là, son sac sur l’épaule. La circulation ronronne — des bus bleu et blanc qui grognent, des taxis jaunes, des Volkswagen, un gros camion. Il n’est qu’un petit garçon, mais pas comme les autres, et du coin de l’œil il voit l’homme qui va le tuer. C’est l’homme en noir, et il ne voit pas son visage, rien que la robe qui tourbillonne, les mains tendues et ce sourire dur, professionnel. Il tombe sur la chaussée, les bras en croix, sans lâcher son sac qui contient le déjeuner extrêmement professionnel de Mme Greta Shaw. Il jette un bref regard à travers un pare-brise polarisé à un homme d’affaires horrifié qui porte un chapeau bleu nuit dans le rebord duquel est glissée une petite plume coquette. Quelque part une radio hurle du rock’n’roll. Une vieille dame sur le trottoir d’en face pousse un hurlement — elle porte un chapeau noir avec une voilette ; on dirait une voilette de deuil. Jake ne ressent rien d’autre que de la surprise, et cette perplexité vertigineuse dont il est coutumier — c’est donc ainsi que ça se termine ? Avant même d’avoir battu son propre record de deux/soixante-dix ? Il atterrit sur la chaussée dure et regarde une crevasse rebouchée à l’asphalte, à quelques centimètres de ses yeux. Le sac est éjecté de sa main. Il est en train de se demander s’il s’est écorché les genoux quand la voiture de l’homme d’affaires au chapeau bleu à plume coquette lui roule dessus. C’est une grosse Cadillac bleue modèle 1976, avec des pneus Firestone à flanc blanc. La voiture est presque de la même couleur que le chapeau de l’homme d’affaires. Elle brise la colonne de Jake, lui réduit les viscères en bouillie, et fait jaillir le sang de sa bouche en un jet sous pression. Il tourne la tête et voit les feux arrière rougeoyants de la Cadillac et la fumée qui fuse de sous ses roues bloquées. La voiture a aussi écrasé son sac, le barrant d’une large traînée noire. Il tourne la tête de l’autre côté et voit une grosse Ford grise s’immobiliser à quelques centimètres de son corps dans les crissements stridents des pneus. Un type noir qui vendait des bretzels et des sodas dans une carriole accourt vers lui. Le sang s’échappe du nez de Jake, de ses oreilles, de ses yeux, de son rectum. Ses parties génitales ont été écrasées. Il se demande avec irritation s’il s’est beaucoup écorché les genoux. Il se demande s’il sera en retard à l’école. À présent, c’est le conducteur de la Cadillac qui arrive vers lui en courant, incapable de faire une phrase. De quelque part monte une voix calme, terrible, la voix de la fatalité, qui dit : « Laissez-moi passer, je suis prêtre. Un Acte de Contrition… ».
Il voit la robe noire et ressent une horreur soudaine. C’est lui, l’homme en noir. Jake détourne le visage avec les dernières forces qui lui restent. Quelque part une radio joue une chanson du groupe de rock Kiss. Il voit sa propre main qui gît sur le trottoir, petite, bien galbée. Il ne s’est jamais rongé les ongles.
Et, les yeux posés sur sa main, Jake meurt.
IV
Accroupi, les sourcils froncés, le Pistolero était abîmé dans une intense réflexion. Il était fatigué, il avait le corps douloureux et les pensées lui venaient de plus en plus lentement. En face de lui, l’étonnant garçon dormait, les mains entre les genoux, la respiration calme. Il avait raconté son histoire sans trop d’émotion, même si sa voix avait tremblé sur la fin, quand il en était arrivé aux mots « prêtre » et « Acte de Contrition ». Bien sûr, il n’avait pas parlé au Pistolero de sa famille, ou de son propre sentiment de dichotomie et de perplexité, mais cela avait transparu malgré tout — assez pour que le Pistolero se fasse une idée. Le fait qu’il n’ait jamais existé de ville telle que la décrivait le gamin (à moins qu’il se fût agi de la ville mythique de Lud) n’était pas le point le plus troublant de son récit, mais demeurait dérangeant. La totalité était dérangeante. Le Pistolero avait peur des implications.
— Jake ?