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— Hein, hein ?

— Veux-tu te souvenir de tout ça à ton réveil, ou l’oublier ?

— L’oublier, fit le garçon sans hésiter. Quand le sang m’est sorti de la bouche, il avait le goût de ma propre merde.

— D’accord. Tu vas dormir, maintenant, compris ? Dormir pour de vrai. Vas-y, allonge-toi bien, si tu veux.

Jake s’allongea, il paraissait petit, paisible et inoffensif. Le Pistolero ne le croyait pas inoffensif. Il se dégageait de lui quelque chose de mortel, un frisson implacable, la puanteur d’un nouveau piège. Il n’aimait pas ce qu’il ressentait, mais il aimait bien le garçon. Il l’aimait beaucoup.

— Jake ?

— Chuuuut. Je dors. Je veux dormir.

— Oui. Et quand tu te réveilleras, tu ne te rappelleras rien de tout ça.

— D’ac’. Bien.

Le Pistolero le regarda pendant un court instant, repensant à sa propre enfance, dont il lui semblait parfois qu’elle avait été vécue par quelqu’un d’autre — quelqu’un qui avait fait un saut à travers un objectif temporel pour devenir un autre —, mais qui à présent lui paraissait d’une proximité poignante. Il faisait très chaud dans l’écurie du relais, et il but de l’eau, avec précaution. Il se leva et se rendit au bout de la grange, s’arrêtant pour jeter un œil à l’intérieur d’une stalle. Dans le coin gisaient un petit tas de foin blanc et une couverture pliée proprement, mais ça ne sentait pas le cheval. Ça ne sentait rien, d’ailleurs. Le soleil avait saigné à blanc toute odeur et n’avait rien laissé. L’air était parfaitement neutre.

La stalle s’ouvrait au fond sur une petite réserve sombre, avec une machine en inox, au milieu. La rouille et la moisissure l’avaient épargnée. On aurait dit une baratte à beurre. À gauche saillait un embout chromé, qui se prolongeait par un tuyau ondulant sur le sol. Le Pistolero avait déjà vu des pompes de ce genre dans des lieux secs, mais jamais d’aussi grosses. Il n’arrivait pas à imaginer à quelle profondeur ils — un « ils » bien lointain — avaient dû creuser avant de tomber sur de l’eau, l’eau secrète, à jamais noire, sous le désert.

Pourquoi n’avait-on pas retiré la pompe, quand la gare avait été désaffectée ?

À cause des démons, peut-être.

Il frissonna violemment, comme une torsion abrupte de la colonne vertébrale. Une chair de poule brûlante lui parcourut la peau, avant de se résorber progressivement. Il s’approcha de l’interrupteur de commande et appuya sur MARCHE. La machine se mit à ronfler. Au bout de trente secondes environ, l’embout éructa un jet d’eau claire et fraîche, qui coula dans le tuyau chargé de la diffuser. Il en coula peut-être dix litres, jusqu’à ce que la pompe s’arrête d’elle-même, dans un « clic » final. Cette machine était aussi déplacée dans cet espace-temps que le grand amour, et pourtant elle était aussi concrète qu’un Jugement, un rappel silencieux du temps où le monde n’avait pas encore changé. Elle fonctionnait probablement sur générateur atomique, vu qu’il n’y avait pas d’électricité à mille cinq cents kilomètres à la ronde et que des piles sèches n’auraient pas tenu aussi longtemps. La machine avait été fabriquée par une firme du nom de North Central Positronics. Le Pistolero n’aimait pas ça.

Il retourna s’asseoir auprès du garçon, qui avait placé une de ses mains sous sa joue. Bien joli, ce garçon. Le Pistolero rebut un peu d’eau et croisa les jambes, s’asseyant en tailleur. Tout comme le frontalier au bord du désert, celui avec son oiseau (Zoltan, le nom revint brutalement au Pistolero, l’oiseau s’appelait Zoltan), le garçon avait perdu toute notion du temps, mais il semblait indubitable qu’il s’approchait de l’homme en noir. Le Pistolero se demanda, et ça n’était pas la première fois, si, pour une raison connue de lui seul, cet homme ne se laissait pas rattraper. Peut-être le Pistolero jouait-il le jeu de l’homme en noir. Il tenta d’imaginer à quoi ressemblerait leur confrontation, et rien ne lui vint.

Il avait très chaud, mais il n’avait plus de nausées. La comptine lui revint en tête mais cette fois-ci, au lieu de penser à sa mère, il pensa à Cort — Cort, cet homme sans âge, une véritable locomotive, le visage zébré de cicatrices laissées par les coups, les balles et les lames émoussées. Les cicatrices de la guerre, et de l’instruction des arts de la guerre. Il se demanda si Cort avait jamais ressenti un amour capable de laisser des cicatrices comparables à celles-là. Il pensa à Susan, à sa mère et à Marten, l’enchanteur inachevé.

Le Pistolero n’était pas homme à s’appesantir sur le passé ; sans cette vague conception de l’avenir et de son propre tempérament affectif, il aurait été un homme sans imagination, un dangereux nullard. Par conséquent, l’état présent de sa réflexion le surprenait grandement. Chaque nom en appelait d’autres — Cuthbert, Alain, le vieux Jonas avec sa voix chevrotante. Et encore Susan, la ravissante jeune fille à sa fenêtre. Les pensées de ce genre le ramenaient toujours vers Susan, et à cette immense plaine vallonnée connue sous le nom de l’Aplomb, et aux pêcheurs qui jetaient leurs filets dans les baies de la Mer Limpide.

Le pianiste de Tull (mort lui aussi, tous morts à Tull, et de sa main) connaissait ces lieux, même si lui et le Pistolero ne les avaient évoqués que cette unique fois. Sheb aimait les vieilles chansons, il les avait jouées autrefois dans un saloon appelé le Repos du Voyageur, et c’était l’une d’elles que le Pistolero fredonnait doucement :

L’amour, ô l’amour, l’amour insouciant, Vois ce qu’amour a fait, négligemment.

Perplexe, le Pistolero eut un petit rire. Je suis le dernier de ce monde verdoyant et chamarré. Et malgré toute sa nostalgie, il ne s’apitoyait pas sur son sort. Le monde avait changé sans pitié, mais ses jambes à lui n’avaient pas vieilli, et l’homme en noir n’était plus très loin. Le Pistolero hocha la tête, satisfait.

V

Lorsqu’il s’éveilla, il faisait presque noir et le garçon avait disparu.

Le Pistolero se leva, entendit ses articulations craquer, et se dirigea vers la porte de l’écurie. Sous le porche de l’auberge, une petite flamme dansait dans la pénombre. Il se laissa guider par elle, et son ombre longue et noire s’étira dans la lumière rougeâtre et ocre du coucher de soleil.

Jake était assis près d’une lampe à pétrole.

— Il y avait de l’huile dans un bidon, dit-il, mais j’avais peur d’en faire brûler dans la maison. Tout est tellement sec…

— Tu as fait ce qu’il fallait.

Le Pistolero s’assit, voyant sans y penser la poussière des années se soulever autour de son derrière. Il se dit que c’était un miracle que le porche ne se soit pas tout bonnement écroulé sous le poids conjugué de leurs deux corps. La flamme de la lampe dessinait sur le visage du garçon des ombres délicates. Le Pistolero sortit sa tabatière et se roula une cigarette.

— Il faut qu’on palabre, fit-il.

Jake acquiesça de la tête, et le choix de ce mot le fit sourire légèrement.

— Tu dois savoir que je suis à la poursuite de cet homme que tu as vu.

— Vous allez le tuer ?

— Je ne sais pas. Il y a une chose qu’il faut qu’il me dise. Il faudra peut-être que je l’oblige à m’emmener quelque part.

— Où ça ?

— Trouver une tour, répondit le Pistolero.

Il plaça sa cigarette au-dessus du verre de la lampe et tira dessus. La fumée s’éleva et fut emportée par la brise nocturne. Jake la regarda s’éloigner. Son visage ne trahissait ni peur ni curiosité, encore moins de l’enthousiasme.