Il la fourra brutalement dans sa poche arrière et remonta l’échelle, en transportant tant bien que mal les dernières boîtes de conserve. Il laissa la trappe ouverte. En entrant, le soleil tuerait les araignées mutantes.
Jake était au milieu de la cour de l’écurie, recroquevillé sur le sol crevassé et jonché de gravats. En apercevant le Pistolero, il poussa un cri, recula de quelques pas, puis courut vers lui en pleurant.
— J’ai cru qu’il vous avait eu, qu’il vous avait eu. J’ai cru…
— Il ne m’a pas eu. Rien ne m’a eu.
Il prit le garçon contre lui, sentant son visage, chaud contre sa poitrine, et ses mains, sèches contre sa cage thoracique. Il sentait les pulsations rapides du cœur du garçon. Plus tard, il comprit que c’était à ce moment qu’il avait commencé à l’aimer — ce qui était sans doute ce que l’homme en noir avait prévu depuis le début. Y avait-il jamais eu piège plus efficace que le piège de l’amour ?
— C’était un démon ? demanda la voix étouffée.
— Oui. Un démon qui Parle. On n’a plus rien à faire ici. Allez. Il est temps de frapper le chemin.
Ils se rendirent à l’écurie, et le Pistolero emballa grossièrement la couverture sous laquelle il avait dormi — elle était chaude et pleine de piquants, mais c’était tout ce qu’il y avait. Ensuite, il remplit ses outres à la pompe.
— Tu porteras une des outres. Autour des épaules… tu vois ?
— Oui.
Le garçon leva vers lui des yeux pleins de vénération, qu’il dissimula vivement. Il balança l’un des sacs par-dessus son épaule.
— Est-ce que c’est trop lourd ?
— Non, ça va.
— Dis-moi la vérité dès maintenant. Je ne pourrai pas te porter, si tu as une insolation.
— Je n’aurai pas d’insolation. Ça va aller.
Le Pistolero hocha la tête.
— On va dans les montagnes, n’est-ce pas ?
— Oui.
Ils se mirent en route, sous le martèlement continu du soleil. Jake, dont la tête atteignait les coudes du Pistolero qui se balançaient, marchait à sa droite, légèrement devant ; les extrémités ourlées de cuir brut de l’outre lui battaient quasiment les tibias. Le Pistolero avait croisé deux autres outres en travers de son torse et portait la nourriture au bout d’une courroie, au creux de l’aisselle, en la maintenant contre lui du bras gauche. Dans la main droite, il tenait son sac, sa tabatière et le reste de son gunna.
Ils franchirent le portail extérieur du relais et retrouvèrent les ornières estompées de la piste de la diligence. Ils devaient marcher depuis une quinzaine de minutes, lorsque Jake se retourna pour faire un signe d’adieu aux deux bâtiments. Ils semblaient se blottir dans l’espace titanesque du désert.
— Adieu ! cria Jake. Adieu !
Puis il se tourna vers le Pistolero, l’air troublé.
— J’ai l’impression que quelque chose nous observe.
— Quelque chose ou quelqu’un, acquiesça le Pistolero.
— Quelqu’un qui se cachait là-bas ? Caché tout du long ?
— Je ne sais pas. Je ne crois pas.
— Vous pensez qu’il faut y retourner ? Y retourner pour…
— Non. On en a fini avec cet endroit.
— Très bien, fit Jake avec ferveur.
Ils marchèrent. La piste de la diligence passa au sommet d’un promontoire de sable figé, et, lorsque le Pistolero jeta un regard circulaire, le relais avait disparu. Une fois encore, il n’y avait plus que le désert, et rien que le désert.
VII
Ils avaient quitté le relais depuis trois jours ; les montagnes paraissaient à présent plus nettes, mais il ne fallait pas s’y fier. Ils voyaient le désert monter progressivement, en douceur, se fondre aux contreforts, aux premiers versants nus, le soubassement perçant à travers l’écorce terrestre, triomphal et menaçant, le triomphe de l’érosion. Plus haut, la terre s’aplanissait à nouveau sur une courte distance, et pour la première fois depuis des mois, voire des années, le Pistolero vit de la vraie verdure, vivante. De l’herbe, des épicéas miniatures, peut-être même des saules, tous nourris par l’écoulement de la neige située plus en amont. Au-delà, la roche reprenait ses droits, en monticules cyclopéens, dans sa splendeur effondrée, jusqu’à la calotte aveuglante de neige. Plus à gauche, une gigantesque crevasse ouvrait la voie vers les falaises de grès, plus petites et érodées, les plateaux et les buttes, voilés par l’écran gris des averses quasiment ininterrompues. La nuit, Jake restait assis pendant plusieurs minutes avant de tomber de sommeil, fasciné par les coups de sabre éclatants de la foudre lointaine, blanche et mauve, zébrant la limpidité de l’air nocturne.
Le garçon tenait bien la piste. Il était robuste, mais plus important encore, il semblait combattre l’épuisement avec une réserve de calme et de volonté que le Pistolero appréciait et admirait. Il parlait peu et ne posait pas de questions, pas même concernant la mâchoire que le Pistolero tournait et retournait entre ses mains en fumant sa cigarette du soir. Le Pistolero percevait que le garçon se sentait très flatté par sa compagnie — peut-être même exalté — et cela le perturbait. Ce garçon s’était trouvé sur son chemin — aussi longtemps que tu voyageras avec ce garçon, l’homme en noir voyagera avec ton âme dans sa poche — et le fait que Jake ne le ralentît pas ne faisait qu’ouvrir des perspectives plus sinistres encore.
Ils croisaient à intervalles réguliers les restes symétriques des feux de camp de l’homme en noir, et il semblait au Pistolero que ces restes étaient à présent beaucoup plus récents. Le soir du troisième jour, le Pistolero fut certain d’avoir aperçu au loin la lueur d’un autre feu de camp, quelque part dans les premières pentes des contreforts. Mais il n’en tira pas le plaisir qu’il aurait attendu auparavant. L’une des devises de Cort lui revint à l’esprit : « Faut se méfier de l’homme qui fait semblant de boiter ».
Le quatrième jour après leur départ du relais, peu avant deux heures, Jake trébucha et faillit bien tomber.
— Là, assieds-toi, dit le Pistolero.
— Non, ça va.
— Assieds-toi.
Le garçon obéit. Le Pistolero s’agenouilla à côté de lui, afin de le faire profiter de son ombre.
— Bois.
— Ce n’est pas ce qui est convenu, je ne dois pas, pas avant…
— Bois.
Le garçon but, trois gorgées. Le Pistolero humidifia le coin de la couverture, beaucoup moins chargée à présent, et apposa le tissu mouillé sur les poignets et le front du garçon, qui étaient brûlants de fièvre.
— À partir de maintenant, nous nous reposerons chaque après-midi, à cette heure-ci. Quinze minutes. Tu veux dormir ?
— Non.
Le garçon lui adressa un regard honteux, auquel le Pistolero répondit par un air impassible. Distraitement, il extirpa une balle de son ceinturon et se mit à la faire danser entre ses doigts, amorçant une envoulte. Le garçon l’observait, fasciné.
— C’est chouette, fit-il.
Le Pistolero acquiesça.
— Ça c’est vrai !
Et, après une pause :
— Quand j’avais ton âge, je vivais dans une ville fortifiée, je te l’ai déjà dit ?
Somnolent, le garçon fit non de la tête.
— Eh bien ! c’est fait. Et il y avait un homme mauvais…
— Le prêtre ?
— Disons que parfois je me le demande, pour tout te dire. Je me demande s’ils n’étaient pas deux. Je crois maintenant que c’étaient des frères. Peut-être même des jumeaux. Mais est-ce que je les ai déjà vus tous les deux ensemble ? Non, jamais. Cet homme mauvais… ce Marten… c’était un magicien. Comme Merlin. On connaît Merlin, là d’où tu viens ?