— Merlin, et Arthur, et les Chevaliers de la Table Ronde, répondit Jake d’un air rêveur.
Le Pistolero sentit une pulsion ignoble le traverser.
— Oui, Arthur l’Aîné, tu dis vrai, sois-en remercié. J’étais très jeune…
Mais le garçon dormait assis, les mains proprement posées sur les genoux.
— Jake.
— Oui-là !
L’irruption de ce mot dans la bouche du garçon le fit méchamment sursauter, mais il ne laissa pas sa voix le trahir.
— Lorsque je claquerai des doigts, tu te réveilleras. Tu te sentiras frais et reposé. Tu as bien intuité ?
— Oui.
— Alors allonge-toi.
Le Pistolero plongea la main dans son sac et en retira de quoi se rouler une cigarette. Il manquait quelque chose. Il chercha à sa manière minutieuse et appliquée et le trouva. L’élément manquant, c’était cet exaspérant sentiment d’urgence, ce sentiment d’être à tout moment sur le point de se faire distancer, comme si la piste allait se tarir, ne lui abandonnant qu’une trace de pas à demi effacée. Tout cela avait disparu, et le Pistolero était de plus en plus persuadé que l’homme en noir voulait se faire prendre. « Faut se méfier de l’homme qui fait semblant de boiter. »
Que se passerait-il ensuite ?
La question était trop vague pour retenir son attention. Cuthbert y aurait vu un intérêt, un intérêt plein d’entrain (il en aurait probablement tiré une blague), mais Cuthbert avait disparu, aussi sûrement que le Cor de Deschain, et le Pistolero ne pouvait qu’avancer dans la voie qu’il connaissait.
Tout en fumant, il observa le garçon, et son esprit revint sur Cuthbert, qui riait toujours (même à la mort, il était allé en riant) et sur Cort, qui ne riait jamais, et sur Marten, qui souriait parfois — d’un sourire mince et silencieux, qui brillait d’un éclat dérangeant, qui lui était propre… comme un œil qui s’ouvrirait dans le noir, et dans lequel il y aurait du sang. Et il y avait le faucon, bien entendu. Le faucon s’appelait David, un nom inspiré par la légende du garçon à la fronde. Il était certain que David ne connaissait rien d’autre que le besoin de tuer, de déchirer et de terroriser. Comme le Pistolero lui-même. David n’était pas un dilettante ; il n’hésitait pas à monter au combat.
Sauf peut-être à la fin.
Le Pistolero avait l’impression douloureuse que son estomac remontait contre son cœur, mais rien ne se lut sur son visage. Il regardait la fumée de sa cigarette monter dans l’air brûlant du désert et disparaître, et son esprit s’attarda en arrière.
VIII
Le ciel était blanc, d’un blanc parfait, et l’odeur de la pluie imprégnait l’air. L’odeur des haies et des jeunes plantes était douce. On était au cœur du printemps, ce que d’aucuns appelaient la Nouvelle Terre.
Sur le bras de Cuthbert était posé David, petit moteur de destruction aux yeux vifs et dorés qui rayonnaient sur le néant. La sangle de cuir brut attachée à ses pattes formait une boucle lâche autour du bras de Bert.
Cort se tenait près des deux garçons, silhouette silencieuse en pantalon de cuir rapiécé et chemise de coton vert, sanglée haut par sa vieille et large ceinture d’infanterie. Le vert de sa chemise se fondait dans celui des haies et des pentes gazon : nées des Courts Arrières, où les dames n’avaient pas encore commencé à jouer aux Points.
— Tiens-toi prêt, murmura Roland à Cuthbert.
— On est prêts, répondit Cuthbert avec assurance. Pas vrai, Davey ?
Ils utilisaient le bas parler, le langage à la fois des marmitons et des écuyers ; le jour où ils seraient autorisés à employer leur propre langue en présence d’étrangers n’était pas arrivé.
— C’est la journée parfaite pour ça. Tu sens la pluie ? C’est…
Cort leva brusquement le piège dans ses mains et fit tomber la trappe latérale. La colombe sortit en flèche et s’envola vers le ciel en battant frénétiquement des ailes. Cuthbert tira sur la sangle, mais il fut trop lent. Le rapace était déjà parti, décollant avec maladresse. Il se rétablit d’un brusque coup d’aile. Il monta en prenant appui sur l’air, gagnant de l’altitude, dépassa la colombe à la vitesse d’une balle.
Cort rejoignit les garçons d’un air désinvolte, et balança son poing énorme et tordu dans l’oreille de Cuthbert. Le garçon bascula par terre sans un mot, mais ses lèvres se retroussèrent et lui découvrirent les gencives. Un filet de sang s’écoula lentement de son oreille sur l’herbe verte et grasse.
— Trop lent, l’asticot, fit-il.
Cuthbert tenta de se remettre debout.
— J’implore votre pardon, Cort. C’est juste que je…
Cort frappa de nouveau et Cuthbert retomba à terre. Le sang se mit à couler plus vite.
— Utilise le Haut Parler, dit-il doucement.
Sa voix était monocorde, avec une légère lenteur due à l’alcool.
— Énonce ton Acte de Contrition dans le langage de la civilisation pour laquelle sont morts des hommes bien plus valeureux que toi, l’asticot.
Cuthbert se relevait de nouveau. Les larmes brillaient vivement dans ses yeux, mais il serrait les lèvres en une mince ligne de haine qui ne vacillait pas.
— Je suis en peine, dit Cuthbert d’une voix où l’essoufflement était parfaitement maîtrisé. J’ai oublié le visage de mon père, dont j’espère un jour porter les armes.
— Bien dit, sale gosse, répliqua Cort. Tu vas réfléchir à ton erreur, et la faim aiguisera ta réflexion. Pas de souper. Pas de petit déjeuner.
— Regardez ! cria Roland en tendant le doigt vers le ciel.
Le faucon avait dépassé la colombe en plein essor. Il plana un court instant, ses ailes courtaudes déployées et totalement immobiles dans l’air printanier, blanc et suspendu. Puis il replia les ailes et tomba comme une pierre. Les deux corps se mélangèrent, et, l’espace d’une seconde, Roland crut voir du sang voler. Le rapace poussa un bref cri de triomphe. La colombe virevolta, se tordit et plongea au sol, et Roland se précipita vers l’oiseau, laissant derrière lui Cort et un Cuthbert assagi.
Le faucon s’était posé à côté de sa proie, dont il déchirait d’un air suffisant le poitrail blanc et rebondi. Quelques plumes descendaient lentement en se balançant dans l’air.
— David ! cria le garçon en lançant au faucon un morceau de chair de lapin sorti de son sac.
L’oiseau l’attrapa au vol, l’avala entier avec une torsion du dos et de la gorge et Roland entreprit de le remettre à l’entrave.
Le rapace tournoya, presque distraitement, et vint dessiner une estafilade sur le bras de Roland, soulevant un long lambeau de peau. Puis il retourna à son repas.
En grognant, Roland enroula la sangle, cette fois en interceptant le bec acéré de David dans son gantelet de cuir. Il donna à l’oiseau un autre morceau de viande, puis l’enchaperonna. Docilement, David grimpa sur son poing.
Il se releva fièrement, le faucon au bras.
— C’est quoi, ça, tu peux me le dire ? demanda Cort en désignant l’avant-bras de Roland et l’entaille qui gouttait.
Le garçon se positionna pour recevoir le coup, verrouillant sa gorge pour éviter de crier, mais aucun coup de tomba.
— Il m’a attaqué, dit Roland.
— C’est toi qui l’as cherché, dit Cort. Le faucon ne te craint pas, gamin, et jamais il ne te craindra. Ce faucon est le pistolero de Dieu.