Flou et lointain, pas plus qu’un point minuscule (il aurait pu s’agir d’une de ces petites particules qu’on voit danser constamment devant son œil, à la différence près que ce point-là ne voulait pas disparaître), le Pistolero aperçut l’homme en noir, qui gravissait les pentes avec une régularité implacable, mouche microscopique sur un énorme mur de granit.
— Est-ce que c’est lui ? demanda Jake.
Le Pistolero fixa la particule désincarnée et ses acrobaties lointaines, et il ne ressentit rien d’autre que la prémonition du chagrin à venir.
— C’est lui, Jake.
— Vous croyez qu’on va le rattraper ?
— Pas de ce côté-ci. De l’autre. Et sûrement pas si on reste ici à en discuter.
— Mais c’est tellement haut. Qu’y a-t-il, de l’autre côté ?
— Je ne sais pas. Je crois que personne ne le sait. Peut-être autrefois, mais plus maintenant. Allons-y, mon garçon.
Ils reprirent leur ascension, faisant glisser de petites rigoles de cailloux et de sable vers le désert, qui s’étendait derrière eux comme une plaque de tôle uniforme, qui semblait ne jamais finir. Au-dessus, loin au-dessus d’eux, l’homme en noir grimpait, encore et toujours. Impossible de savoir s’il regardait en arrière ou pas. Il paraissait enjamber d’un bond des gouffres infranchissables, ou escalader des parois à pic. Une fois ou deux il disparut, mais ils le virent toujours réapparaître, jusqu’à ce que le voile violet du crépuscule le dérobe à leur regard. Lorsqu’ils établirent leur campement pour la nuit, le garçon parla peu, et le Pistolero se demanda s’il savait ce dont lui-même avait déjà l’intuition. Il repensa au visage de Cuthbert, brûlant, consterné et plein d’excitation. Il repensa au pain. Il repensa aux oiseaux. C’est ainsi que ça finit, se dit-il. C’est ainsi que ça finit, toujours. Il est des quêtes et des routes qui mènent toujours plus avant, et toutes s’achèvent au même endroit… dans le charnier.
Sauf, peut-être, la route menant à la Tour. Là, le ka pourrait bien montrer son vrai visage.
Le garçon, le sacrifice, son visage innocent et si jeune dans la lumière de leur feu minuscule, s’était endormi sur ses haricots. Le Pistolero le recouvrit de la couverture du cheval et se roula lui aussi en boule.
L’ORACLE ET LES MONTAGNES
I
Le garçon trouva l’oracle, et l’oracle faillit le détruire. Un vague instinct tira le Pistolero de son sommeil, dans la pénombre de velours qui était tombée sur eux après le coucher du soleil. C’était au moment où Jake et lui avaient atteint l’oasis luxuriante et presque plane, le premier palier au-dessus des contreforts effondrés. Même dans le paysage misérable du dessous, quand ils avaient peiné et bataillé pas après pas sous le soleil assassin, ils entendaient le son des criquets frottant leurs pattes l’une contre l’autre de façon suggestive, dans le vert éternel des bosquets de saules, au-dessous d’eux. Le Pistolero était resté calme d’esprit, et le garçon en avait maintenu au moins l’apparence, en façade, et le Pistolero s’en était senti fier. Mais Jake n’avait pas pu dissimuler cette sauvagerie dans ses yeux, ses yeux blancs et fixes, les yeux d’un cheval qui sent l’eau et qui n’est retenu de s’emballer que par la chaîne ténue de l’esprit de son maître. Comme un cheval, à cet instant où seule la compréhension, et non la cravache, peut le maintenir calme. Le Pistolero mesurait bien en Jake ce besoin, il le sentait à la folie que paraissait insuffler dans son propre corps le bruit des criquets. Ses bras semblaient chercher désespérément l’argile, pour l’érafler, et ses genoux l’imploraient de les déchiqueter, en balafres minuscules, salées et exaspérantes.
Tout le long du chemin, le soleil les piétina. Même au crépuscule, lorsqu’il gonflait et virait au rouge fiévreux, il brillait d’un feu pervers à travers les entailles dans les contreforts à leur gauche, les aveuglant et transformant chaque larme de sueur en prisme de torture.
Puis la végétation était apparue : d’abord, rien que des buissons de crin jaune, s’accrochant avec une vitalité effarante au sol nu, au bord du ruissellement de l’eau. Plus haut, c’était le royaume de l’herbe de la sorcière, d’abord éparse, puis s’étalant en vastes plans verts et luxuriants… puis la douce odeur de l’herbe, la vraie, mêlée à celle de la fléole des prés, dans l’ombre des premiers pins nains. C’était là que le Pistolero avait vu fuser un éclair fauve, parmi les ombres. Il avait dégainé, tiré, et abattu le lapin avant même que Jake ait eu le temps de pousser un cri de surprise. La seconde d’après, il avait rengainé son arme.
— Ici, fit le Pistolero. Plus haut, l’herbe devenait plus dense, s’enfonçait dans un bosquet de saules verts dont la luxuriance donnait le vertige, après l’interminable cuvette stérile et desséchée. Il devait y avoir une source, voire plusieurs, et il y ferait même plus frais ; mais ils étaient mieux ici, à ciel ouvert. Le garçon avait marché aussi longtemps qu’il avait pu, repoussant ses limites, et il y avait peut-être des chauves-souris vampires dans le bosquet. Elles viendraient troubler le sommeil du garçon, même lourd, et si c’étaient bien des suceuses de sang, il était à craindre qu’aucun d’eux deux ne se réveillât… du moins pas dans ce monde-ci.
— Je vais chercher du bois, dit le garçon.
Le Pistolero sourit.
— Non, tu ne vas pas chercher du bois. Assieds-toi, prends place, Jake.
D’où venait cette expression ? Une expression de femme. De Susan ? Il ne se rappelait pas. Le temps est un voleur de mémoire : celle-là, il la tenait de Vannay, il le savait.
Le garçon s’assit. Lorsque le Pistolero revint, Jake dormait dans l’herbe. Une grosse mante religieuse se livrait à ses ablutions sur la mèche souple qui retombait sur le front du garçon. Le Pistolero s’étrangla de rire — pour la première fois depuis une éternité —, puis il alluma le feu et alla chercher de l’eau.
La jungle de saules était plus épaisse qu’il ne l’aurait cru, et le manque de lumière ajoutait à la confusion de l’ambiance. Mais il dégotta une source, copieusement gardée par les grenouilles et les quinquets. Il remplit une de leurs outres… et marqua une pause. Les sons qui emplissaient la nuit réveillaient en lui une sensualité anxieuse, un sentiment que même Allie, la femme avec laquelle il avait couché à Tull, n’avait pas réussi à susciter — la majorité du temps passé avec Allie l’avait été pour les affaires. Il mit ça sur le compte du changement brusque de luminosité entre le désert et le bosquet. Après tous ces kilomètres aveuglants et désolés, la douceur de la pénombre semblait presque décadente.
Il retourna au campement et dépouilla le lapin, tandis que l’eau bouillait sur le feu. Mélangé à leur dernière boîte de légumes, le lapin fit un excellent ragoût. Il réveilla Jake et le regarda manger, fatigué mais vorace.
— On restera ici demain, dit le Pistolero.
— Mais cet homme que vous suivez… ce prêtre…
— Il n’est pas prêtre. Et ne t’inquiète pas. Il attendra.
— Comment vous le savez ?
Le Pistolero ne put que secouer la tête. Son intuition était forte…, mais ce n’était pas une bonne intuition.
Après le repas, il rinça les boîtes dans lesquelles ils avaient mangé (en s’émerveillant une nouvelle fois de toute cette eau qu’il gaspillait) et, lorsqu’il se retourna, Jake s’était rendormi. Le Pistolero posa la main sur la poitrine de Jake, la sentant se soulever et redescendre, et cette sensation qui lui était devenue familière faisait toujours resurgir le souvenir de Cuthbert. Cuthbert avait l’âge de Roland alors, mais il paraissait tellement plus jeune.