Sa cigarette s’obstinait à s’affaisser au coin de ses lèvres, aussi la jeta-t-il dans le feu. Il observa l’incandescence jaune, si différente, tellement plus propre que celle de l’herbe du diable lorsqu’elle brûlait. L’air était d’une douceur extraordinaire, et il s’allongea en tournant le dos au feu.
Au loin, à travers le défilé qui menait à l’intérieur des montagnes, il entendit la voix sourde du tonnerre perpétuel. Il dormit. Il rêva.
II
Susan Delgado, sa bien-aimée, était en train de mourir sous ses yeux.
Il devait assister à ce spectacle, immobilisé par les deux villageois qui le retenaient par les bras, de chaque côté, le cou prisonnier d’un énorme collier rigide en fer rouillé. Ce n’était pas comme ça que ça s’était vraiment passé — il n’était même pas là —, mais les rêves avaient leur propre logique, n’est-ce pas ?
Elle était en train de mourir. Il sentait l’odeur de ses cheveux qui brûlaient, il les entendait crier charyou tri. Et il voyait la couleur de sa propre folie. Susan, ravissante jeune fille à sa fenêtre, fille du meneur de chevaux. Comme elle avait volé à travers l’Aplomb, son ombre mêlée à celle de sa monture, créature fabuleuse tout droit sortie de la légende, une créature sauvage et libre ! Comme ils avaient volé tous les deux, à travers le maïs ! À présent on lui lançait des enveloppes de maïs, lesquelles prenaient feu avant même de s’accrocher dans ses cheveux. Charyou tri, charyou tri, hurlaient-ils, ces ennemis de la lumière et de l’amour, et quelque part gloussait la sorcière. Rhéa, c’était le nom de la sorcière, et Susan noircissait dans les flammes, sa peau se craquelait et s’ouvrait, et…
Et que criait-elle ?
« Le garçon ! Roland, le garçon ! »
Il avait bondi, entraînant ses ravisseurs avec lui. Le joug lui déchirait le cou et il entendait les sons étranglés et déchirants jaillir de sa propre gorge. Il flottait dans l’air une odeur douce et écœurante de viande grillée.
Le garçon le regardait du haut d’une fenêtre située bien au-dessus du bûcher funéraire, cette même fenêtre où Susan, qui lui avait appris à devenir un homme, s’était assise autrefois pour chanter de vieux airs : « Hey Jude », « Chanter en cheminant » et « Amour insouciant ». Il regardait par la fenêtre la statue d’albâtre d’un saint dans une cathédrale. Ses yeux étaient de marbre. Le front de Jake avait été transpercé d’une pique.
Le Pistolero sentit un hurlement fabuleux lui étrangler la gorge, ce hurlement qui signalait que sa folie remontait des confins de son ventre. « Nnnnnnnnnnn… »
III
Roland émit un grognement bruyant en sentant le feu le brûler. Il se redressa tout droit dans le noir, sentant encore autour de lui le rêve de Mejis qui l’étranglait, comme le joug de fer qu’il portait. À force de se tourner et de se retourner, il avait projeté la main dans les braises mourantes du feu. Il la porta à son visage, sentant le rêve s’enfuir, ne laissant que l’image dure de Jake, livide, celle d’un saint livré aux démons.
— Nnnnnnnn…
Il regarda autour de lui la pénombre mystique du bosquet de saules, les deux pistolets sortis, fin prêts. Ses yeux dessinaient deux meurtrières rouges dans les dernières lueurs du feu.
— Nnnnnnnn… Jake.
Le Pistolero se leva d’un bond et se mit à courir. Un amer disque de lune s’était levé et il pouvait suivre la piste du garçon dans la rosée. Il se baissa pour esquiver le premier saule, fit gicler l’eau de la source, sauta de l’autre côté en dérapant sur la berge humide (même maintenant, son corps savourait encore le contact de l’eau). Les branches lui giflaient le visage. La forêt se faisait plus dense, masquant l’éclat de la lune. L’herbe, qui lui arrivait maintenant aux genoux, le caressait, comme pour l’implorer de ralentir, de profiter de la douceur. De profiter de la vie. Des branches mortes à moitié pourries lui battaient les tibias, les cojones. Il fit une courte pause, levant la tête pour renifler l’air. Un fantôme de brise lui vint en aide. Le garçon ne sentait pas bon, bien sûr ; lui non plus, d’ailleurs. Les narines du Pistolero se dilatèrent comme celles d’un singe. L’odeur plus légère et plus jeune de la sueur du garçon était diffuse, huileuse, impossible à manquer. Le Pistolero trébucha sur un amas d’herbe, de ronces et de branches mortes, fonça à travers un tunnel de saules pleureurs et de sumacs. La mousse lui battait les épaules comme des mains flasques de cadavres. Des vrilles grises s’accrochaient à lui en gémissant.
À coups de griffes, il se fraya un passage à travers une dernière barricade et déboucha sur une clairière qui ouvrait sur les étoiles et sur le plus haut pic de la chaîne, dont le sommet blanc comme un crâne luisait à une altitude impossible.
Il vit un anneau de pierres noires debout, qui, au clair de lune, faisait penser à une sorte de piège surréaliste. Au centre se dressait une table de pierre… un autel. Très ancien, jaillissant du sol sur un épais pied de basalte.
Le garçon se tenait debout devant l’autel, tremblant et se balançant d’avant en arrière. Le long de son corps, ses mains s’agitaient, comme traversées par un courant d’électricité statique. Le Pistolero l’interpella d’un ton brusque, et Jake répondit par un son de négation inarticulé. Son visage, tache pâle dans le noir, était presque complètement dissimulé par son épaule gauche ; on y lisait un mélange de terreur et d’exaltation. Et autre chose, aussi.
Le Pistolero pénétra dans le cercle et Jake se mit à hurler avec un mouvement de recul, lançant les bras vers le haut. À présent son visage était visible. Le Pistolero le vit en proie à une terreur panique, laquelle se mêlait à la lueur d’un plaisir insoutenable.
Le Pistolero sentit son influence l’atteindre — l’esprit de l’oracle, le succube. Son bas-ventre se remplit soudain de lumière, une lumière douce et pourtant dure. Il sentit sa tête tourner et sa langue gonfler, devenant sensible à la salive même qui la recouvrait.
Sans réfléchir à ce qu’il faisait, il extirpa la mâchoire à demi pourrie de la poche où il l’avait gardée depuis qu’il l’avait trouvée dans le repaire du Démon qui Parle, au relais. Sans réfléchir, mais agir par instinct pur ne lui avait jamais fait peur. Ç’avait toujours été la voie la meilleure et la plus honnête, pour lui. Il brandit le rictus figé et préhistorique de la mâchoire à hauteur de ses yeux, tendant son autre bras sur le côté, le pouce et l’auriculaire dressés dans le signe ancestral de la fourche, pour se protéger du mauvais œil.
Le courant de sensualité s’écarta devant lui comme une tenture.
Jake hurla à nouveau.
Le Pistolero se dirigea vers lui et plaça la mâchoire devant ses yeux en proie à leur lutte intérieure.
— Regarde, Jake… regarde bien.
En réponse, il entendit un gémissement humide d’angoisse infinie. Le garçon essayait de détourner le regard, mais en vain. L’espace d’un instant, il parut sur le point de se faire écarteler, sinon physiquement, mentalement. Puis, soudain, ses deux yeux roulèrent vers l’arrière, tournant au blanc. Jake s’évanouit. Son corps heurta le sol mollement, et d’une main il toucha presque le gros pied de basalte de l’autel. Le Pistolero mit un genou en terre et prit le garçon dans ses bras. Il était étonnamment léger, aussi déshydraté qu’une feuille de novembre par leur longue marche dans le désert.