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Autour de lui, Roland sentait la présence qui habitait ce cercle de pierres ronronner d’une colère jalouse — on était en train de lui dérober sa prise. Une fois franchie la limite du cercle, le Pistolero sentit la frustration jalouse décliner rapidement. Il porta Jake jusqu’au campement. Le temps d’y arriver, l’état d’inconscience agitée du garçon s’était transformé en un profond sommeil. Le Pistolero marqua un temps d’arrêt au-dessus des vestiges grisâtres du feu. Éclairé par la lune, le visage de Jake lui rappela à nouveau celui d’un saint d’église, sculpté dans l’albâtre. Il serra l’enfant contre lui et lui déposa un baiser sec sur la joue, prenant conscience qu’il l’aimait. Peut-être que ce n’était pas tout à fait exact. La vérité, c’était sans doute qu’il avait aimé ce gosse à la seconde même où il l’avait aperçu (tout comme il avait aimé Susan Delgado) ; il ne s’autorisait simplement pas à reconnaître ce fait. Car c’était un fait.

Et il lui sembla presque entendre le rire en cascade de l’homme en noir, quelque part au-dessus d’eux.

IV

Jake, qui l’appelait : c’est ce qui réveilla le Pistolero. Il l’avait solidement attaché à l’un des buissons arides qui poussaient là, et le garçon était affamé et en colère. Au soleil, il était presque neuf heures et demie.

— Pourquoi vous m’avez ligoté ? demanda Jake d’un air indigné, tandis que le Pistolero desserrait les gros nœuds autour de la couverture. J’allais pas me sauver !

— Tu t’es sauvé, répondit le Pistolero, et l’expression sur le visage de Jake le fit sourire. J’ai dû aller te rechercher. Tu étais somnambule.

— C’est vrai ? lui demanda le garçon d’un air suspicieux. J’avais jamais fait un truc pareil av…

Soudain, le Pistolero sortit la mâchoire et la plaça sous le nez de Jake. Le garçon eut un mouvement de recul, grimaçant et levant le bras.

— Tu vois ?

Jake acquiesça, bouleversé.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— On n’a pas le temps de palabrer maintenant. Il faut que je m’absente quelque temps. Je serai peut-être parti toute la journée. Alors écoute-moi bien, fiston. C’est important. Si je ne suis pas revenu au coucher du soleil…

La peur traversa le visage de Jake.

— Vous m’abandonnez !

Le Pistolero se contenta de le regarder.

— Non, fit Jake après réflexion. J’imagine que, si vous vouliez m’abandonner, ce serait déjà fait.

— Voilà, c’est mieux. Là tu utilises ta tête. Maintenant écoute, je veux que tu sois très attentif. Je veux que tu restes ici pendant que je serai parti. Ici, dans le campement. Ne t’éloigne pas, même si ça te paraît l’idée du siècle. Et si tu te sens bizarre… bizarre, peu importe comment… tu prends cette mâchoire et tu la serres entre tes mains.

La haine et le dégoût, ainsi qu’un voile de perplexité, assombrirent le visage de l’enfant.

— Je ne pourrai pas… je… je ne pourrai pas, c’est tout.

— Si, tu pourras. Il le faudra peut-être. Surtout passé midi. C’est important. Tu te sentiras peut-être barbouillé, ou migraineux en la prenant pour la première fois, mais ça passera. Tu comprends ?

— Oui.

— Tu feras ce que je te dis ?

— Oui, mais pourquoi il faut que vous partiez ? éclata Jake.

— Il le faut, c’est tout.

Le Pistolero eut un nouvel aperçu fascinant de la volonté d’acier qu’abritait l’enveloppe corporelle de ce garçon, aussi énigmatique que cette histoire qu’il lui avait racontée, sur cette ville dont il était censé venir, où les bâtiments étaient si hauts qu’ils grattaient littéralement le ciel. Ce n’était pas Cuthbert que ce garçon lui rappelait, mais plutôt son autre ami le plus proche, Alain. Un garçon discret, aux antipodes de la démagogie et du charlatanisme à la Cuthbert, un garçon fiable, qui n’avait peur de rien.

— Très bien, fit Jake.

Le Pistolero posa la mâchoire par terre avec précaution, offrant à l’herbe son rictus, comme un fossile érodé qui aurait vu la lumière du jour après une nuit de cinq mille ans. Jake ne voulait pas la regarder. Il avait le visage pâle et l’air malheureux. Le Pistolero se demanda si cela serait bénéfique pour eux et pour lui de l’hypnotiser pour l’interroger, puis estima que non. Il savait trop bien que l’esprit du cercle de pierre était à n’en pas douter un démon, et très certainement aussi un oracle. Un démon sans forme, rien qu’une sorte de vague lueur sexuelle dotée de l’œil de la prophétie. Il se demanda brièvement si ce ne pouvait pas être l’âme de Sylvia Pittston, la géante dont le boniment religieux avait conduit Tull à sa perte, dans l’épreuve de force fatale… Mais non. Pas elle. Les pierres du cercle étaient anciennes. Sylvia Pittston n’était qu’une petite gueuse-la-morveuse, comparée à la chose qui avait fait sa tanière ici. Une chose ancienne… et rusée. Mais le Pistolero maîtrisait toutes les formes du parler et il ne pensait pas que le garçon aurait à utiliser le talisman. La voix et l’esprit de l’oracle auraient bien assez à faire avec lui. Le Pistolero avait besoin de savoir certaines choses, malgré le risque… et le risque était grand. Cependant, pour Jake autant que pour lui-même, il avait désespérément besoin de savoir.

Le Pistolero ouvrit sa blague à tabac et fourragea à l’intérieur, repoussant les lambeaux de feuilles sèches sur le côté, jusqu’à ce que ses doigts entrent en contact avec un minuscule objet enveloppé dans un fragment de papier blanc. Il le fit rouler entre ces doigts qui allaient disparaître bien trop tôt et leva vers le ciel un regard distrait. Puis il déroula le papier et en prit le contenu — une minuscule pilule blanche dont le contour s’était émoussé pendant le voyage —, qu’il garda dans la main.

Jake le regarda d’un air curieux.

— Qu’est-ce que c’est ?

Le Pistolero eut un rire bref.

— Cort nous racontait que c’étaient les Dieux Anciens qui pissaient dans le désert, et que c’était ce qui donnait la mescaline.

Jake eut seulement l’air perplexe.

— C’est une drogue, précisa le Pistolero. Mais pas une drogue qui t’endort. Une drogue qui te réveille complètement pour un petit moment.

— Comme le LSD, dit le garçon comme malgré lui, avant de reprendre un air perplexe.

— Le quoi ?

— Je ne sais pas, c’est sorti tout seul. Je pense que ça doit venir de… vous savez, d’avant.

Le Pistolero acquiesça, mais il avait des doutes. Il n’avait jamais entendu quiconque appeler la mescaline LSD, pas même dans les vieux livres de Marten.

— Ça va vous faire mal ? demanda Jake.

— Ça ne m’a jamais fait mal jusqu’ici, dit le Pistolero, conscient qu’il louvoyait.

— J’aime pas ça.

— Ne t’inquiète pas.

Le Pistolero s’accroupit devant l’outre, prit une gorgée d’eau et avala la pilule. Comme toujours, la réaction buccale fut immédiate : il lui sembla que sa bouche débordait de salive. Il s’assit près du feu éteint.

— Quand est-ce qu’il se passe quelque chose ? demanda Jake.

— Pas avant un petit moment. Reste tranquille.

Jake se tut, observant avec une suspicion non dissimulée le Pistolero qui se livrait calmement au rituel du nettoyage de ses armes.

Il les rangea puis s’adressa au garçon.

— Ta chemise, Jake. Retire-la et donne-la-moi.

À contrecœur, Jake retira par le haut sa chemise délavée, dévoilant sa cage thoracique maigre, et il la tendit à Roland.