Le Pistolero sortit une aiguille qu’il gardait dans la couture latérale de son jean, ainsi que du fil provenant d’un étui de douille vide dans son ceinturon. Il se mit à recoudre une longue déchirure dans une des manches de la chemise. Une fois sa tâche terminée, tandis qu’il rendait sa chemise au garçon, il sentit les premiers effets de la drogue — comme une contraction de l’estomac, et la sensation qu’on resserrait d’un cran tous les muscles de son corps, d’un tour de manivelle.
— Il faut que j’y aille, dit-il en se levant. Il est temps.
Le garçon se leva à demi, le visage assombri par l’inquiétude, puis se rassit.
— Soyez prudent. Je vous en prie.
— Rappelle-toi : la mâchoire, répondit le Pistolero.
Il posa la main sur la tête de Jake en passant et ébouriffa ses cheveux couleur de blé. Ce geste engendra chez lui un rire bref. Le garçon le regarda s’éloigner avec un sourire troublé, jusqu’à ce que sa silhouette eût disparu dans la jungle de saules.
V
Le Pistolero marcha d’un air déterminé jusqu’au cercle de pierres, s’arrêtant le temps de boire un peu d’eau fraîche à la source. Il voyait son propre reflet dans une minuscule flaque cernée de mousse et de nénuphars, et il se regarda un moment, aussi fasciné que l’avait été Narcisse. Les effets sur son psychisme commençaient à se faire sentir, ralentissant le cours de sa réflexion tout en paraissant augmenter la connotation de chaque idée et la moindre donnée microsensorielle. Les choses commençaient à prendre un poids et une épaisseur invisibles jusqu’alors. Il s’immobilisa, puis se remit debout et jeta un regard à travers l’entrelacs de branches. La lumière du soleil filtrait en un rayon oblique et doré où dansait la poussière, et il contempla pendant un petit moment le jeu des particules et des minuscules paillettes en suspension, avant de reprendre son chemin.
La drogue l’avait souvent gêné : son ego était trop fort (ou peut-être trop entier) pour aimer être décortiqué et mis en veilleuse, devenir la cible d’émotions plus sensibles — ces sensations le titillaient (et souvent, le rendaient fou), comme les moustaches d’un chat qui l’auraient effleuré. Mais, cette fois-ci, il se sentait plutôt paisible. Ce qui était une très bonne chose.
Il pénétra dans la clairière et alla droit dans le cercle. Il se planta là, libérant son esprit et le laissant vagabonder. Oui, ça montait, plus dur, plus vite. L’herbe hurlait sa couleur verte, la hurlait à son intention. Il lui semblait que s’il se baissait et se frottait les mains dedans, il se retrouverait avec de la peinture verte partout sur les doigts et les paumes. Il résista à l’impulsion malicieuse de tenter le coup.
Mais de l’oracle ne monta nulle voix. Pas de frémissement sexuel, ni d’aucune autre sorte.
Il se dirigea vers l’autel et se planta là un moment.
Toute pensée cohérente était devenue pratiquement impossible. Il avait une conscience aiguë de la présence de dents dans sa bouche, elles lui paraissaient toutes bizarres, de minuscules tombes plantées dans la terre humide et rose. Le monde était baigné de trop de lumière. Il grimpa sur l’autel et s’allongea. Son esprit était en train de devenir une jungle pleine de plantes-pensées étranges qu’il n’avait jamais vues ni même imaginées auparavant, une jungle qui avait poussé autour d’une source de mescaline. Le ciel était d’eau et lui se tenait en suspension au-dessus. Cette pensée lui donna le vertige, un vertige qui lui parut lointain et secondaire.
Un vers issu d’un poème ancien lui vint en mémoire, pas une voix de l’enfance cette fois-ci, non. Sa mère craignait les drogues et la nécessité de les utiliser (tout comme elle craignait Cort, et le besoin d’avoir recours à un homme qui battait les garçons) ; le vers lui venait du peuple Manni, au nord du désert, un clan qui vivait toujours entouré de machines pour la plupart hors d’usage… et qui lorsqu’elles marchaient dévoraient parfois les hommes. Les vers revenaient encore et encore, lui rappelant (de cette manière déconnectée, typique de la montée de mescaline) de la neige dans un globe comme celui qu’il possédait enfant, mystique et à moitié fantastique :
Les arbres qui surplombaient l’autel recelaient des visages. Il les contempla avec une fascination abstraite : ici un dragon vert qui se contorsionnait, là une nymphe des bois agitant ses bras de branches, ou encore un crâne vivant recouvert de bave gluante. Des visages. Des figures.
L’herbe de la clairière se mit soudain à claquer et à ployer.
Ça vient.
Ça vient.
De vagues frissons traversant sa chair. Tout ce chemin parcouru, se dit-il. Hier, allongé dans l’herbe douce de l’Aplomb avec Susan et aujourd’hui, ça.
Elle se serra contre lui, avec son corps fait de vent, sa poitrine de jasmin odorant, de rose et de chèvrefeuille.
— Énonce ta prophétie, dit-il. Dis-moi ce que j’ai besoin de savoir.
Un goût de métal lui envahit la bouche.
Un soupir. Un sanglot léger. Le Pistolero sentait ses organes génitaux durs et comprimés. Au-dessus de lui, au-delà des visages dans les feuilles, il apercevait les montagnes… dures, brutales, pleines de dents.
Contre lui, le corps remua, lutta. Il sentit ses poings se fermer. Elle avait convoqué une vision de Susan. C’était Susan au-dessus de lui, sa bien-aimée Susan Delgado, qui l’attendait dans une cabane de meneur de bétail abandonnée, les cheveux lâchés sur les épaules et dans le dos. Il pencha la tête, mais son visage à elle le suivit.
Jasmin, rose, chèvrefeuille, vieux foin… le parfum de l’amour. Aime-moi.
— Énonce ta prophétie. Énonce la vérité.
Je t’en prie, pleura l’oracle. Ne sois pas froid. Il fait déjà si froid, ici…
Des mains effleurant sa chair, le manipulant, faisant jaillir le feu en lui. Le tirant. Le pressant. Une fente noire et parfumée. Humide et chaude…
Non. Sèche. Froide. Stérile.
Aie pitié, pistolero. Ah, je t’en prie, j’implore tes faveurs ! Pitié !
Auras-tu pitié du garçon ?
Quel garçon ? Je ne connais pas de garçon. Ce n’est pas d’un garçon que j’ai besoin. Ô je t’en prie.
Jasmin, rose, chèvrefeuille. Le foin séché avec ses effluves de trèfle estival. L’huile tirée des urnes antiques. La chair qui s’embrase.
— Après, dit-il. Si ce que tu me dis peut m’être utile.
Maintenant. Par pitié. Maintenant.
Il laissa son esprit s’enrouler vers elle, dans une négation totale de toute émotion. Le corps suspendu au-dessus du sien s’immobilisa et sembla hurler. Il y eut quelques instants de bataille acharnée et vicieuse entre ses tempes — son cerveau était la corde grise et fibreuse qu’on tirait en tous sens. Pendant un moment, il n’y eut d’autres sons que le souffle silencieux de sa respiration et la brise légère qui faisait bouger les visages verts dans les arbres — clin d’œil, grimace. Pas de chants d’oiseaux.
Elle relâcha son étreinte. De nouveau ce sanglot. Il fallait faire vite, ou bien elle le quitterait. Rester maintenant signifiait pour elle perdre de sa force ; peut-être même périr. Il sentait déjà le souffle glacé se retirer pour déserter le cercle de pierres. Le vent faisait ondoyer l’herbe en une danse de supplice.
— La prophétie, répéta-t-il avant d’asséner une exigence plus sinistre encore. La vérité.