Un sanglot, un soupir de lassitude. Il aurait presque pu lui accorder la pitié qu’elle quémandait, seulement — il y avait Jake. S’il était arrivé une seconde plus tard la nuit précédente, il aurait retrouvé le petit mort, ou fou.
Dors, alors.
— Non.
Dors d’un demi-sommeil.
Ce qu’elle demandait était dangereux, mais sans doute nécessaire. Le Pistolero leva les yeux vers les visages dans les arbres. On y jouait une pièce, pour son divertissement. Des mondes naissaient et mouraient devant lui. Des empires se construisaient sur les sables rayonnants, où des machines éternelles peinaient dans une frénésie électronique abstraite. Des empires déclinaient, chutaient, renaissaient de leurs cendres. Des roues qui tournaient comme un liquide silencieux ralentissaient, se mettaient à grincer, à hurler, puis s’arrêtaient. Le sable venait obstruer les caniveaux d’inox de rues concentriques sous des cieux assombris, constellés d’étoiles comme des lits de joyaux glacés. Et sur tout ce décor soufflait le vent du changement, amenant les senteurs de cannelle de la fin octobre. Le Pistolero observa le monde qui changeait.
Et il dormit d’un demi-sommeil.
Trois. C’est le chiffre de ton destin.
Trois ?
Oui, le trois est mystique. Le trois est au cœur de ta quête. Plus tard viendra un autre chiffre. Le chiffre d’aujourd’hui est le trois.
Quel trois ?
On ne voit qu’une partie des choses, et ainsi s’obscurcit le miroir de la prophétie.
Dis-moi ce que tu peux.
Le premier est jeune, les cheveux noirs. Il se tient au bord du gouffre, le gouffre du vol et du meurtre. Un démon l’a envahi. Le nom de ce démon est HÉROÏNE.
Quel genre de démon ça peut être ? Je ne le connais pas, même dans les leçons de mon tuteur.
On ne voit qu’une partie des choses, et ainsi s’obscurcit le miroir de la prophétie. Il y a d’autres mondes, pistolero, et d’autres démons. Ces eaux-là sont profondes. Cherche les portes, cherche-les attentivement. Cherche les roses et les portes dérobées.
Le deuxième ?
Elle vient sur des roues. Je ne vois rien de plus.
Le troisième ?
La mort… mais pas pour toi.
L’homme en noir ? Où est-il ?
Tout près. Bientôt tu converseras avec lui.
De quoi parlerons-nous ?
De la Tour.
Et le garçon ? Jake ?
Parle-moi du garçon !
Ce garçon est ta porte vers l’homme en noir. L’homme en noir est ta porte vers les trois. Les trois sont ta voie vers la Tour Sombre.
Comment ? Comment est-ce possible ? Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi ?
On ne voit qu’une partie des choses, et ainsi le miroir…
Dieu te maudisse.
Aucun dieu ne m’a maudite.
Pas de condescendance avec moi, Chose.
Comment devrais-je t’appeler ? Catin stellaire ? Pute des vents ?
Il en est qui vivent de l’amour qui passe par ces lieux ancestraux… même en ces temps tristes et malfaisants. Il en est d’autres, pistolero, qui vivent du sang. Parfois même, à ce que je vois, du sang des jeunes garçons.
Ne peut-il être épargné ? Si.
Comment ?
C’est assez, pistolero. Lève le camp et retourne au nord-ouest. Au nord-ouest, on a encore besoin d’hommes qui vivent par les balles.
J’ai prêté serment sur les armes de mon père, et sur la traîtrise de Marten.
Marten n’est plus. L’homme en noir a dévoré son âme. Tu le sais bien.
J’ai juré.
Alors tu es damné.
Fais de moi ce que tu veux, chienne.
VI
Cette avidité.
L’ombre se balançait au-dessus de lui, l’enveloppait. Il y eut une extase soudaine, coupée net par une galaxie de douleur, aussi faible et éclatante que ces étoiles rougies frappées par leur propre fin. Au point d’orgue de leur accouplement, des visages se présentèrent à lui d’eux-mêmes : Sylvia Pittston ; Alice, la femme de Tull ; Susan ; une douzaine d’autres.
Et enfin, après une éternité, il la repoussa hors de lui ; il avait repris ses esprits, il était courbatu et dégoûté. Non ! Ce n’est pas assez ! Ce…
— Laisse-moi partir, dit le Pistolero.
Il se redressa, et faillit tomber de l’autel en essayant de se remettre sur pied. Elle le toucha, essaya de l’attirer (chèvrefeuille, jasmin, suaves senteurs) et il la repoussa violemment, tombant à genoux. En titubant, il se rendit aux limites du cercle. Il le franchit en vacillant, sentant un poids énorme tomber de ses épaules. Il poussa un profond soupir, un frisson proche du sanglot. En avait-il assez appris pour justifier cette impression de profanation ? Il n’en savait rien. Avec le temps il finirait sans doute par le savoir. Tandis qu’il reprenait son chemin, il la sentait, debout derrière les barreaux de sa prison, à le regarder s’éloigner d’elle. Il se demanda combien de temps passerait avant que quelqu’un d’autre traverse le désert et la découvre, seule et affamée. L’espace d’un instant, il se sentit tout petit devant tous ces possibles temporels.
VII
— Vous vous sentez mal !
Jake se leva d’un bond en voyant le Pistolero franchir la dernière ligne d’arbres en traînant les pieds, et se diriger vers le campement. Le garçon s’était blotti contre les ruines de leur feu minuscule, la mâchoire sur les genoux, et grignotait les os de lapin d’un air abattu. Il courut vers le Pistolero, avec sur le visage une expression de détresse qui fit sentir à Roland le plein poids et toute la laideur de la trahison imminente.
— Non, dit-il. Je me sens fatigué, c’est tout. Éreinté. Tu peux lâcher ça, Jake, dit-il en désignant la mâchoire d’un geste distrait.
Le garçon s’empressa de la jeter avec violence et de se frotter les mains sur sa chemise. De façon complètement inconsciente, il releva la lèvre supérieure en grondant, en signe de dégoût.
Le Pistolero s’assit — tomba presque —, les articulations douloureuses, l’esprit embrumé et comme roué de coups, et il reconnut là les derniers effets déplaisants de la mescaline. Son entrejambe le lançait d’une douleur sourde. Il se roula une cigarette avec lenteur et précaution, sans penser à rien. Jake l’observait. Le Pistolero éprouva l’envie soudaine de parler au garçon dan-dinh, après lui avoir raconté tout ce qu’il avait appris, puis il repoussa cette tentation avec horreur. Il se demanda si une partie de lui — son esprit ou son âme — n’était pas en train de se désintégrer. Ouvrir son cœur et son âme sur commande, et à un enfant ? L’idée même était insensée.
— On dort ici, ce soir. Demain on commence à grimper. J’irai faire un tour plus tard, pour voir si je ne peux pas tuer quelque chose pour le dîner. Il faut qu’on reprenne des forces. Maintenant il faut que je dorme. OK ?
— Pas de problème. Roupillez un bon coup.
— Je ne comprends pas.
— Faites comme vous voulez.
— Ah.
Le Pistolero acquiesça et s’allongea. Roupiller un bon coup, se dit-il. Roupiller. Un bon coup.
Lorsqu’il se réveilla, les ombres sur l’herbe de la clairière s’étaient allongées.
— Fais un feu, dit-il à Jake en lui lançant sa pierre et son briquet. Tu sais t’en servir ?
— Oui, je crois.
Le Pistolero se dirigea vers le bosquet de saules puis s’arrêta en entendant la voix du garçon. S’arrêta net.