— Fuse, fuse, belle étincelle, où donc est mon père ? murmurait l’enfant, et Roland entendait le tchic-tchic-tchic sec du briquet — on aurait dit le cri d’un petit oiseau mécanique. Dois-je m’étendre ? Dois-je m’éteindre ? Que ton feu réchauffe ma tanière.
Il a dû m’entendre et il répète mes paroles, se dit le Pistolero, pas surpris le moins du monde de constater qu’il avait la chair de poule et qu’il tremblait des pieds à la tête comme un chien mouillé. Il m’a entendu, il répète des mots que je ne me rappelle même pas avoir prononcés, et je vais le trahir ? Ah Roland, es-tu prêt à trahir une créature de bon aloi, dans un monde si triste et dénaturé ? N’existe-t-il rien qui puisse le justifier ?
Des mots, c’est tout.
Si fait, mais des mots anciens. Des mots bons.
— Roland ? appela le garçon. Ça va ?
— Ouais, fit-il d’un ton bourru, et l’odeur âcre de la fumée lui piqua vaguement les narines. Tu y es arrivé.
— Oui, répondit le garçon avec simplicité, et Roland n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qu’il souriait.
Le Pistolero reprit sa marche, obliqua vers la gauche, ne faisant que longer le bosquet. Il choisit une ouverture en pente, qui donnait sur une étendue d’herbe épaisse, recula dans l’ombre et attendit en silence. Il entendait faiblement le craquement clair du feu de camp qu’avait ranimé Jake. Le bruit le fit sourire.
Il resta debout, immobile, pendant dix minutes, puis quinze, puis vingt. Trois lapins apparurent, et quand ils se mirent à brouter, il dégaina. Il les abattit, les dépouilla et les vida, puis les rapporta au campement. Jake avait déjà mis l’eau à bouillir à feu doux.
Le Pistolero lui adressa un signe de tête approbateur.
— Beau travail.
Jake rougit de plaisir et lui rendit la pierre et le briquet en silence.
Pendant que le ragoût cuisait, le Pistolero profita des dernières lueurs du jour pour retourner dans le bosquet. Au bord de la première mare, il tailla dans les tiges rigides qui poussaient à proximité des berges marécageuses. Plus tard, quand le feu ne serait plus que braises et que Jake se serait endormi, il en ferait des cordes qui leur seraient peut-être d’une quelconque utilité, par la suite. Mais son intuition lui disait que l’escalade ne serait pas particulièrement difficile. Il sentait le ka à l’œuvre à la surface des choses, et cela ne lui paraissait même plus étrange.
Les lianes lui saignèrent leur sève verte sur les mains tandis qu’il les rapportait au campement où l’attendait Jake.
Ils se levèrent avec le soleil et plièrent bagages en une demi-heure. Le Pistolero avait espéré tirer un dernier lapin dans le champ, mais le temps manqua et aucun lapin ne vint brouter. Le paquetage qui contenait leurs provisions était devenu si petit et si léger que Jake le portait sans peine. Il s’était étoffé, ce garçon ; ça se voyait à l’œil nu.
Le Pistolero portait l’eau, fraîchement puisée à l’une des sources. Il enroula ses trois cordes autour de la taille. Elles lui donneraient une sécurité au moment de passer le cercle de pierre (le Pistolero craignait que le garçon ne ressentît un regain de peur, mais lorsqu’ils le franchirent en haut du monticule rocheux, Jake se contenta de lancer un regard en direction des pierres, avant de se concentrer sur un oiseau qui voltigeait contre le vent). Assez vite, les arbres perdirent de la hauteur, et leur feuillage de l’épaisseur. Les troncs s’entortillaient et les racines semblaient lutter avec la terre dans une quête acharnée de la moindre trace d’eau.
— Tout est tellement vieux, fit Jake d’un air abattu lorsqu’ils s’arrêtèrent pour se reposer. N’y a-t-il rien de jeune, dans ce monde ?
Le Pistolero sourit et lui donna un coup de coude.
— Toi.
Jake répondit par un sourire blême.
— Ce sera dur à escalader ?
Le Pistolero lui lança un regard curieux.
— Les montagnes sont hautes. Penses-tu que ce sera dur à escalader ?
Jake lui rendit son regard, les yeux voilés, perplexes.
— Non.
Ils repartirent.
VIII
Le soleil atteignit son zénith, parut y rester un temps très court (le plus court depuis le début de leur traversée du désert), puis redescendit, les replongeant dans les ombres. Des paliers rocheux saillaient de la pente comme les accoudoirs de fauteuils géants enterrés dans le sol. L’herbe s’était transformée en broussailles jaunies. Ils finirent par se retrouver face à une profonde crevasse semblable à un conduit de cheminée, qu’ils contournèrent par le haut, en escaladant un petit monticule friable. Le granit ancien s’était émietté alors qu’ils posaient le pied sur ce qui ressemblait à des marches, mais comme ils en avaient eu tous les deux l’intuition, le début de leur entreprise, au moins, fut aisé. Ils firent une pause au sommet, sur un escarpement large d’à peine plus d’un mètre. Ils observèrent le désert au loin, qui s’enroulait autour des hautes terres comme une énorme patte jaune. Plus loin encore, il leur renvoyait la lumière blanche de son bouclier aveuglant, qui s’estompait en vagues de chaleur moins vives. Le Pistolero se rappela avec étonnement que le désert avait bien failli l’assassiner. De là où ils étaient, dans cette nouvelle fraîcheur, le désert apparaissait comme très imposant, mais pas mortel.
Ils se remirent en route, reprenant leur ascension, trébuchant sur des éboulements de pierre, s’accroupissant et se redressant sur les plans inclinés constellés d’éclats de quartz et de mica. La roche était chaude et agréable au toucher, mais le fond de l’air avait nettement fraîchi. En fin d’après-midi, le Pistolero entendit les roulements assourdis du tonnerre. Cependant, la ligne montante des montagnes obstruait la vue de la pluie de l’autre côté.
Lorsque les nuages prirent des teintes mauves, ils établirent leur campement sur le surplomb d’une saillie rocheuse. Le Pistolero accrocha la couverture, en une sorte d’auvent. Ils s’assirent à l’entrée, pour observer le ciel qui déployait sa cape sur le monde. Jake laissa pendre ses pieds au-dessus du vide. Le Pistolero roula sa cigarette du soir en observant le garçon du coin de l’œil, avec une pointe d’humour.
— Fais attention de ne pas bouger pendant ton sommeil, sinon tu pourrais bien te réveiller en enfer.
— Aucun risque, répondit-il avec sérieux. Ma mère dit toujours que…, il s’interrompit net.
— Elle dit quoi ?
— Que je dors comme un mort.
Il leva les yeux vers le Pistolero, qui vit que la bouche du garçon tremblait, tandis qu’il luttait pour retenir ses larmes — il n’est encore qu’un gosse, se dit-il, et la douleur le déchira, tel ce pic de glace que vous plante dans le front l’eau trop froide. Rien qu’un gosse. Pourquoi ? Question idiote. Quand un garçon, blessé dans son corps ou dans son esprit, posait cette question à Cort, cette machine de guerre balafrée et ancestrale, dont le travail consistait à apprendre aux fils de pistoleros le b.a.-ba de ce qu’ils devaient savoir, Cort répondait : Pourquoi un a est-il rond ? Et pourquoi on ne peut pas en faire un i ? Oublie le pourquoi, debout, tête de pus ! Debout ! Le jour vient à peine de naître !
— Pourquoi je suis ici ? demanda Jake. Pourquoi j’ai oublié tout ce qui s’est passé, avant ?
— Parce que l’homme en noir t’a amené ici. Et à cause de la Tour. La Tour se trouve à une sorte de… nœud de puissance. Une liaison, dans le temps.