Rien que toi et moi.
Le Pistolero ressentit une soif incroyable, une soif sans nom dans les tréfonds inconnus de son corps, une soif qu’aucune gorgée d’eau ou de vin ne saurait étancher. Des mondes tremblèrent, presque à portée de ses doigts, et avec une sorte d’instinct, il lutta pour ne pas se laisser corrompre, conscient dans la partie la plus froide de son esprit qu’une telle lutte était vaine, et le serait toujours. À la fin, il ne restait que le ka.
Il était midi. Il leva les yeux vers le ciel, laissant la lumière voilée et changeante du jour baigner une dernière fois le soleil ô combien vulnérable de sa propre droiture. On ne paie jamais la trahison par l’argent, se dit-il. Le prix de toute trahison se solde par la chair.
— Viens avec moi ou reste, dit le Pistolero.
Le garçon réagit par un sourire dur et sans joie — le sourire de son père, l’eût-il connu.
— Et ça ira si je reste, bien sûr… Je serai bien, là, tout seul, dans les montagnes. Quelqu’un viendra me sauver. Avec du gâteau et des sandwiches. Et puis du café dans un Thermos, aussi. Pas vrai ?
— Viens avec moi ou reste, répéta le Pistolero, et il sentit qu’il se produisait quelque chose dans son esprit. Un dédoublement. C’est l’instant où la petite silhouette en face de lui cessa d’être Jake, pour devenir seulement le garçon, entité impersonnelle à déplacer et à manipuler.
Un cri perça l’immobilité balayée par le vent ; le garçon et lui l’entendirent tous les deux.
Le Pistolero se remit à escalader et, après un temps, Jake le suivit. Ensemble ils gravirent les rochers effondrés le long de la cascade froide comme l’acier, et se tinrent là où s’était tenu l’homme en noir avant eux. Et ensemble ils pénétrèrent là où il avait disparu. Les ténèbres les engloutirent.
LES LENTS MUTANTS
I
Le Pistolero s’adressa à Jake d’une voix lente, avec les inflexions ralenties et irrégulières de quelqu’un qui parle dans son sommeil :
— Nous étions trois, ce soir-là : Cuthbert, Alain et moi. On n’était pas censé se trouver là, car aucun de nous n’était sorti de l’enfance. On était encore dans nos lenges, comme on disait alors. Si on s’était fait prendre, Cort nous aurait écharpés vifs. Mais on ne s’est pas fait prendre. Je ne pense pas qu’aucun de ceux venus avant nous ne s’était fait prendre non plus. Un garçon devait porter les culottes de son père en privé, se pavaner devant le miroir, puis les raccrocher sur leur cintre ; c’était l’usage. Le père faisait semblant de ne pas avoir remarqué qu’elles étaient accrochées différemment, ou que son fils avait encore sur le visage le dessin des moustaches au bouchon noirci. Tu vois ?
Le garçon ne répondit rien. Il n’avait pas prononcé un mot depuis qu’ils avaient quitté la lumière du jour. Le Pistolero, en revanche, avait parlé avec fièvre et précipitation, pour combler le silence. Il ne s’était pas retourné vers la lumière lorsqu’ils avaient pénétré dans ce monde sous la montagne, mais le garçon, si. Le Pistolero avait lu la défaite du jour dans le doux miroir des joues de Jake : du rose pâle au blanc laiteux, de l’argenté blafard aux dernières touches ocre du crépuscule, puis plus rien. Le Pistolero avait allumé une torche et ils avaient poursuivi leur route.
Ils finirent par installer leur campement. Aucun écho de l’homme en noir ne leur parvenait. Peut-être lui aussi s’était-il arrêté pour se reposer. Ou peut-être avançait-il en flottant dans l’air, sans lumière, à travers les chambres obscures.
— Le Bal de la Nuit des Semailles — les vieux l’appelaient parfois le Commala, ça venait du mot employé pour désigner le riz — avait lieu une fois par an, dans le Hall du Couchant, reprit le Pistolero. Son vrai nom, c’était le Hall aux Aïeux, mais pour nous, c’était juste le Hall du Couchant.
Un bruit de ruissellement parvint à leurs oreilles.
— Un rite de cour, comme tous les bals de printemps, en somme, dit le Pistolero avec un rire de condescendance. Les murs inanimés transformèrent son rire en un sifflement, comme la respiration d’un idiot.
— Autrefois, on le lit dans les livres, c’était pour célébrer l’arrivée du printemps, qu’on appelait parfois la Nouvelle Terre ou le Renouveau du Commala. Mais tu sais, la civilisation…
Il laissa traîner sa phrase, incapable de décrire le changement inhérent à ce concept galvaudé, la mort du romantisme et la persistance de son ombre stérile et charnelle, un monde vivant de la respiration forcée des paillettes et de la pompe : les pas géométriques de cette valse des courtisans pendant le Bal de la Nuit des Semailles, qui avait remplacé les fougueuses réjouissances plus sincères et plus folles, mais qu’il ne pouvait plus appréhender que par une vague intuition ; la grandeur artificielle qui avait succédé aux passions véritables qui autrefois bâtissaient des royaumes et les maintenaient en vie. Il avait trouvé la vérité à Mejis, avec Susan Delgado, pour la reperdre plus tard. Il était une fois un roi, aurait-il pu raconter au garçon, Cet Aîné, ce Roi d’Eld dont le sang, bien que dilué, coule encore dans mes veines. Mais c’en est fini des rois, fiston. Dans le monde de la lumière, du moins.
— Ils en ont fait quelque chose de décadent, finit par dire le Pistolero. Un jeu, une mascarade.
Dans sa voix perçait tout le dégoût inconscient de l’ascète et de l’ermite. Son visage, s’il avait été baigné d’une lumière plus vive, aurait trahi de la sévérité et du chagrin, la forme la plus pure de condamnation. Sa force essentielle n’avait pas été épuisée ou édulcorée par le passage des années. Le manque d’imagination qui persistait sur ce visage était incroyable.
— Excepté ce Bal, conclut le Pistolero. Le Bal de la Nuit des Semailles.
Le garçon ne dit pas un mot, ne posa pas une question.
— Il y avait des lustres de cristal, du verre épais et des lampes à étincelles. Tout n’était que lumière, une véritable île de lumière. On s’était glissé sur l’un des vieux balcons, ceux dont on disait qu’ils n’étaient pas sûrs, on y avait mis des cordes pour interdire le passage. Mais on n’était que des jeunes garçons, et tu sais comment sont les garçons, il faut que jeunesse se passe. Pour nous, tout était dangereux, mais quel danger y avait-il là ? Est-ce qu’on n’avait pas été conçu pour vivre éternellement ? C’est ce qu’on croyait, même quand on discutait de notre mort glorieuse. On était au-dessus de tous les autres, et de là-haut, on voyait tout. Je ne me rappelle pas qu’aucun de nous ait parlé. On se contentait de boire la scène des yeux. Il y avait une grande table en pierre, à laquelle étaient assis les pistoleros et leurs femmes, à regarder ceux qui dansaient. Quelques pistoleros dansaient eux aussi, mais seulement quelques-uns. Et c’étaient les jeunes. Celui qui avait ouvert la trappe sous les pieds de Hax était l’un d’entre eux, si je me souviens bien. Les plus vieux restaient assis, et j’avais l’impression qu’ils étaient un peu embarrassés par toute cette lumière, toute cette lumière civilisée. On les révérait, on les craignait, ces figures tutélaires, mais ils ressemblaient à des valets d’écurie au milieu de cette foule de cavaliers avec leurs femmes ravissantes… Il y avait quatre tables circulaires encombrées de nourriture, et elles tournaient sans arrêt. Les garçons de cuisine allaient et venaient sans cesse, de sept heures du soir à trois heures du matin. Les tables étaient vraiment comme des horloges, et on sentait l’odeur du porc rôti, du bœuf, des homards, du poulet à la broche, des pommes au four. Les fumets changeaient à chaque nouvelle tournée. Des entremets glacés, des sucreries. Des broches gigantesques de viande flambée. Marten était placé à côté de ma mère et de mon père — je les reconnaissais, même de si haut — et, à un moment, il a dansé avec elle, lentement, en tourbillonnant, et les autres leur ont cédé la place sur la piste et ont applaudi quand ils ont eu fini. Les pistoleros n’ont pas applaudi, eux, mais mon père s’est levé lentement et il a tendu la main vers elle. Et elle s’est avancée jusqu’à lui, le sourire aux lèvres, tendant la sienne aussi. C’était un moment de gravité intense, même nous, on le sentait, dans notre cachette. À cette époque, mon père avait pris le contrôle de son ka-tet, il faut que tu intuites bien ça — le Tet du Fusil — et il était sur le point de devenir Dinh de Gilead, sinon de tout le Monde de l’Intérieur. Les autres le savaient. Marten le savait mieux que personne… sauf peut-être Gabrielle Verriss.