Le garçon finit par intervenir, visiblement avec réticence.
— C’était votre mère ?
— Si fait. Gabrielle-des-Eaux, fille d’Alan, femme de Steven, mère de Roland.
Le Pistolero tendit les mains devant lui en un geste moqueur qui semblait dire : Et me voilà, qu’est-ce que tu dis de ça ? Puis il les laissa retomber sur ses genoux.
— Mon père était le dernier seigneur de lumière.
Le Pistolero baissa les yeux sur ses mains. Le garçon n’ajouta rien.
— Je les revois danser, fit le Pistolero. Ma mère et Marten, le conseiller des pistoleros. Je les revois danser, tourbillonnant doucement, ensemble ou séparés, répétant les vieux pas de cour.
Il regarda le garçon, un sourire aux lèvres.
— Mais ça ne voulait rien dire, tu sais. Parce que le pouvoir avait été transmis, d’une manière qu’aucun d’entre nous ne connaissait, mais que nous comprenions tous, et ma mère était liée de façon viscérale à celui qui détenait et maniait ce pouvoir. N’en était-il pas ainsi ? Elle était bel et bien revenue à lui, à la fin de la danse, n’est-ce pas ? Et elle lui avait serré les mains. Avaient-ils applaudi ? La salle avait-elle résonné de leur joie, quand ces jolis garçons et leurs ravissantes compagnes l’avaient applaudie et louée de toutes leurs forces ? Alors ? Est-ce ce qui s’est passé ?
De l’eau amère goutta au loin, dans le noir. Le garçon ne dit rien.
— Je les revois danser, répéta le Pistolero avec douceur. Je les revois danser.
Il leva les yeux vers le toit de roche invisible et l’espace d’une seconde, il parut sur le point de hurler vers le ciel, de le couvrir d’injures, de le mettre au défi, aveuglément — ces tonnes de granit aveugles et muettes qui retenaient leurs minuscules existences, tels des microbes dans leurs entrailles de pierre.
— Quelle main aurait pu tenir le couteau qui a conduit mon père à sa mort ?
— Je suis fatigué, dit le garçon, puis il se tut de nouveau.
Le Pistolero sombra dans le silence et le garçon se retourna et posa la joue sur sa main, dos contre la pierre. La petite flamme en face d’eux vacilla. Le Pistolero se roula une cigarette. Il lui semblait voir encore la lumière de cristal, dans l’œil du souvenir ; entendre les hourras et les louanges à gorge déployée, dans le vide de cette terre déjà écartelée, qui faisait désespérément front contre l’océan gris du temps. Le souvenir de cette île de lumière le blessait amèrement, et il regrettait d’en avoir été témoin, comme d’avoir vu son père cocufié.
Il faisait jouer la fumée entre sa bouche et ses narines, en observant le garçon. Ces grands cercles que l’on se dessine sur la terre, se dit-il. Et on tourne, on retourne au départ, et le départ est de nouveau là : l’éternel retour, qui est depuis toujours la malédiction de la lumière du jour.
Dans combien de temps revenons-nous la lumière du jour ?
Il dormit.
Lorsque le son de sa respiration fut devenu lent et régulier, l’enfant ouvrit les yeux et regarda le Pistolero avec un amour souillé de nausée. Les dernières lueurs du feu lui attrapèrent un instant la pupille et s’y noyèrent. Il se recoucha.
II
Dans la monotonie du désert, le Pistolero avait pratiquement perdu toute notion du temps ; il acheva de la perdre dans l’obscurité, dans le cheminement sous les montagnes. Aucun d’eux n’avait les moyens de définir l’heure et le concept même d’heure perdit tout sens et toute réalité. Ils allaient en quelque sorte hors du temps. Une journée aurait tout aussi bien pu être une semaine, ou une semaine une journée. Ils cheminaient, dormaient, mangeaient de petits repas qui ne contentaient pas leur estomac. Ils avaient pour seul compagnon le ronflement rugissant de l’eau qui se vrillait un chemin à travers la roche. Ils en suivaient le cours et buvaient dans son onde profonde, plate et gorgée de minéraux, espérant qu’elle ne contenait rien qui pût les rendre malades ou les tuer. Parfois le Pistolero croyait voir des lumières dériver comme des Feux Fantômes sous la surface, puis il en concluait qu’il s’agissait de projections de son cerveau, qui n’avait pas oublié la lumière. Pourtant, il mit le garçon en garde et lui interdit de mettre les pieds dans l’eau.
Son télémètre interne les avait guidés avec régularité.
Le chemin longeant la rivière (car il s’agissait bel et bien d’un chemin — sans cahots, creusant une légère concavité) ne cessait de monter, en direction de la source. À intervalles réguliers, ils débouchaient sur des pylônes de pierre courbés, avec des pitons enchâssés ; peut-être y avait-on autrefois attaché des bœufs ou des chevaux de relais. Sur chaque poteau, une vasque en acier soutenait un flambeau électrique, mais tous avaient perdu vie et lumière.
Au cours de la troisième période de repos-avant-le-sommeil, le garçon alla faire un petit tour. Le Pistolero entendait les petites conversations des éboulis de cailloux sous les pieds précautionneux de Jake.
— Attention, lui dit-il. Tu ne vois pas où tu vas.
— J’avance en rampant. C’est… ça alors !
— Qu’est-ce qu’il y a ?
Le Pistolero s’accroupit et saisit la crosse d’un de ses pistolets.
Il y eut un temps de silence. Le Pistolero écarquilla les yeux, en vain.
— On dirait une voie ferrée, fit le garçon d’une voix dubitative.
Le Pistolero se leva et se dirigea d’après la voix de Jake, avançant chaque pied avec précaution, pour éviter les embûches.
— Par ici.
Une main tâtonna dans le noir et toucha le visage du Pistolero. Le garçon était très bon dans le noir, meilleur que Roland lui-même. Ses yeux semblaient se dilater au point de perdre toute couleur : le Pistolero le constata à la faveur de la faible lumière qu’il avait allumée. Il n’y avait aucun combustible à l’intérieur de cette matrice de pierre, et ce qu’ils y avaient apporté tombait rapidement en cendres. Par moments, la pulsion de faire de la lumière était quasiment incontrôlable. Ils avaient découvert qu’on pouvait avoir aussi faim de lumière que de nourriture.
Le garçon se tenait à côté d’une paroi rocheuse incurvée que longeaient des portées métalliques parallèles, qui fuyaient dans l’obscurité. Chacune était jalonnée de nœuds noirs, sans doute d’anciens conducteurs d’électricité. À côté et en dessous, à quelques centimètres à peine du sol rocailleux, des rails de métal brillant. Quel genre d’engins avaient pu rouler là à une époque ? Le Pistolero ne pouvait imaginer que des bolides électriques aux lignes pures, filant leur chemin à travers cette nuit éternelle, précédés par leurs phares, leurs yeux épouvantés. Il n’avait jamais entendu parler de choses pareilles, mais il restait de nombreux vestiges de ce monde passé, aussi sûr qu’il y avait des démons. Une fois, le Pistolero avait croisé un ermite qui avait gagné un pouvoir quasi religieux sur une malheureuse troupe de pauvres bougres, par la simple possession d’une ancienne pompe à essence. L’ermite se tenait accroupi à côté de la pompe, l’entourant d’un bras possessif, et il prêchait, prononçant des sermons furieux et pitoyables. Parfois il plaçait l’embout, en acier toujours brillant et rattaché au tuyau de caoutchouc pourri, entre ses jambes. Sur la pompe, en lettres parfaitement lisibles (bien que constellées de rouille), s’étalait une légende au sens inconnu : AMOCO. Sans plomb. Amoco était devenu le totem d’un dieu du tonnerre, un dieu qu’ils avaient vénéré dans le sacrifice des moutons et le vacarme des moteurs : Vroooummmmm ! Vroouuum ! Vroum-vroum-vrooouummmmm !