En vérité, sa mère ne paraissait pas souhaiter lui parler. Elle était assise sur une chaise à dossier bas, près de la fenêtre, dans le salon central de ses appartements, celui qui donnait sur la pierre blanche et brûlante de la cour centrale. Elle portait une robe d’intérieur très simple, ample, qui glissait sans arrêt sur son épaule blanche ; elle jeta un regard au garçon, un seul — un éclair de sourire contrit, comme le soleil d’automne sur un ruisselet d’eau. Pendant l’entrevue qui suivit, elle regarda ses mains plutôt que son fils.
Il ne la voyait plus que rarement, désormais, et les fantômes des comptines
(Va, cours, vole)
avaient presque complètement déserté son esprit. Mais elle était une étrangère bien-aimée. Il ressentait une peur amorphe. Et ainsi naquit sa haine sourde pour Marten, le conseiller le plus proche de son père.
— Vas-tu bien, Ro ? lui demanda-t-elle avec douceur.
Marten se tenait à ses côtés, une main lourde et dérangeante posée près de l’épaule blanche de sa mère, à la naissance du cou blanc, et il leur souriait à tous deux. Ses yeux bruns, à force de sourire, avaient viré au noir.
— Oui, répondit-il.
— Et comment vont tes études ? Vannay est-il content ? Et Cort ?
Sa bouche se crispa en prononçant le second nom, comme si elle avait goûté quelque chose d’amer.
— Je fais de mon mieux, fit-il.
Ils savaient tous deux qu’il n’avait pas l’intelligence fulgurante d’un Cuthbert, ou même la vivacité d’un Jamie. Lui était un bûcheur et un matraqueur. Même Alain était plus doué pour les études.
— Et David ?
Elle connaissait son affection pour le faucon.
Le garçon leva les yeux vers Marten, qui souriait toujours à la cantonade, d’un air paternel.
— Il n’est plus de la première jeunesse.
Sa mère eut comme un tressaillement ; l’espace d’une seconde, le visage de Marten parut s’assombrir, et son emprise sur l’épaule de la mère de Roland se resserrer. Puis elle tourna la tête, regardant au-dehors la chaleur blanche du jour, et tout redevint comme auparavant.
C’est une comédie, pensa-t-il. Un jeu. Mais qui joue avec qui ?
— Tu t’es coupé sur le front, dit Marten, le sourire toujours aux lèvres, en pointant négligemment le doigt vers la dernière rossée
(merci pour cette journée instructive)
administrée par Cort.
— Seras-tu un combattant comme ton père ou es-tu seulement lent ?
Cette fois, elle tressaillit bel et bien.
— Les deux, répondit le garçon.
Il regarda Marten sans ciller et eut un sourire douloureux. Même à l’intérieur, il faisait très chaud.
Le sourire de Marten disparut tout à coup.
— Tu peux monter sur le toit, à présent, mon garçon. J’ai cru comprendre que tu avais à y faire.
— Ma mère ne m’a pas encore congédié, serf !
Le visage de Marten se tordit comme si le garçon l’avait giflé à la cravache. Il entendit le sursaut d’effroi de sa mère, tragique et insupportable. Elle prononça son nom.
Mais le sourire douloureux demeura intact sur le visage du garçon, qui fit un pas en avant.
— Me donneras-tu un signe d’allégeance, serf ? Au nom de mon père, dont tu es le serviteur ?
Marten le fixait, avec une incrédulité amère.
— Va, fit-il doucement. Va retrouver ta main.
Un sourire horrible sur les lèvres, le garçon partit.
Alors qu’il refermait la porte, lui parvinrent les gémissements de sa mère. C’était le gémissement d’une fée funeste. Et ensuite, sans pouvoir le croire, il entendit le serviteur de son père la frapper et lui ordonner de fermer son caquet.
De fermer son caquet !
Et ensuite il entendit le rire de Marten.
Et c’est toujours en souriant que le garçon se rendit à son épreuve.
V
Jamie était de retour d’une visite aux boutiquiers, et, voyant Roland traverser la cour d’entraînement, il courut lui raconter les dernières rumeurs de bains de sang et de révoltes, à l’ouest. Mais il tomba à côté, les mots restant dans le non-dit. Ils se connaissaient tous deux depuis la petite enfance et en grandissant, ils s’étaient défiés l’un l’autre, battus, et s’étaient livrés des milliers de fois à l’exploration de ces murs entre lesquels ils étaient nés.
Roland passa devant lui, le fixant sans le voir, souriant de son sourire douloureux. Il marchait en direction de la masure de Cort, dont les stores avaient été baissés pour repousser la chaleur sauvage de l’après-midi. Cort faisait toujours la sieste à cette heure-ci, afin de pouvoir profiter pleinement de ses escapades de cavaleur dans le labyrinthe infect des bordels de la basse ville.
Dans un accès d’intuition, Jamie sut ce qui était sur le point de se passer et, pris entre la peur et l’extase, il était partagé entre l’envie de suivre Roland et celle de courir chercher les autres.
Puis l’hypnose se brisa et il courut vers les demeures en hurlant « Cuthbert ! Alain ! Thomas ! ». Ses cris résonnaient comme une plainte chétive dans la canicule de l’après-midi. Ils savaient, tous, avec cette intuition qu’ont les garçons, que Roland serait le premier d’entre eux à tenter de franchir la ligne. Mais c’était trop tôt.
Le rictus monstrueux sur le visage de Roland le galvanisa plus qu’aucune nouvelle de guerre, de révolte ou de sorcellerie. Voilà qui était plus que des paroles échappées d’une bouche édentée au-dessus d’un plan de salades constellées de chiures de mouches.
Roland arriva devant la maison de son professeur et en ouvrit la porte d’un coup de pied. Elle vola en arrière, cogna de plein fouet le plâtre nu du mur et rebondit.
Jamais il n’avait pénétré à l’intérieur. L’entrée donnait sur une cuisine austère, fraîche et brune. Une table, deux chaises à dossier droit. Deux buffets. Du linoléum passé au sol, creusé en deux lignes noircies, l’un vers le comptoir d’où pendaient les couteaux, l’autre vers la table.
C’était donc là l’intimité de cet homme public. Le refuge fané d’un oiseau de nuit violent qui avait aimé trois générations de garçons, dont il avait fait de certains des pistoleros.
— Cort !
Il donna un coup de pied dans la table, l’envoyant voler à travers la pièce, contre le comptoir. Les couteaux accrochés au mur tombèrent en scintillant, tel un jeu de jonchets.
Dans la pièce voisine, il entendit un frémissement lourd, un raclement de gorge endormi. Le garçon n’entra pas, sachant qu’il s’agissait d’une feinte, et que Cort s’était réveillé en un éclair et s’était tenu près de la porte, l’œil brillant, dans l’attente de pouvoir briser le cou de ce présomptueux intrus.
— Cort, montre-toi, c’est un ordre, serf !
Il employait à présent le Haut Parler, et Cort ouvrit la porte à la volée. Il ne portait qu’un caleçon fin sur son corps trapu aux jambes arquées, zébré de cicatrices de haut en bas, et bosselé de nœuds de muscles. Son ventre était saillant et arrondi. Mais le garçon savait d’expérience que c’était de l’acier trempé. Vissé dans cette tête chauve et cabossée, l’œil valide le fixait.
Le garçon salua dans les formes.
— Ne m’enseigne plus tes leçons, serf. Aujourd’hui, tu es mon élève.
— Tu es en avance, piaillard, fit Cort d’un ton désinvolte, mais en employant lui aussi le Haut Parler. De deux ans pour le moins, d’après ce que je peux en juger. Je ne poserai la question qu’une seule fois : te dédies-tu ?