Mon destin est d’être le premier, pensa-t-il, en prenant pleinement conscience pour la première fois. Je suis le premier.
— Allons-y, dit-il.
— Avec plaisir, pistolero.
Ils sortirent par l’issue est du couloir bordé de haies. Thomas et Jamie revenaient déjà avec les infirmières. On aurait dit des fantômes, dans leurs robes d’été blanches et vaporeuses, avec la croix rouge sur la poitrine.
— Veux-tu que je t’aide, pour le faucon ? demanda Cuthbert.
— Oui, répondit le Pistolero. Ce serait adorable, Bert.
Et plus tard, lorsque l’obscurité fut venue, et avec elle les orages effrénés, tandis que d’énormes caissons fantomatiques traversaient le ciel en roulant et que les éclairs nettoyaient les ruelles malfamées de la basse ville dans un grand incendie bleu, tandis que les chevaux à l’attache attendaient la tête baissée et la queue pendante, le Pistolero prit une femme et coucha avec elle.
Ce fut bref et bon. Quand ce fut terminé, et qu’ils restèrent étendus côte à côte sans parler, il se mit à grêler par rafales féroces et bruyantes. En bas, au loin, on jouait « Hey Jude » façon ragtime. L’esprit du Pistolero, pensif, se tourna vers l’intérieur de lui-même. Et ce fut dans ce silence éclaboussé de grêle, juste avant que le sommeil ne s’empare de lui, qu’il pensa pour la première fois qu’il était peut-être aussi le dernier.
VIII
Le Pistolero ne raconta pas tout cela au garçon, mais peut-être laissa-t-il filtrer l’essentiel. Il avait déjà remarqué à quel point ce garçon était perceptif, pas si différent d’Alain, qui avait une force faite d’empathie et de télépathie mêlées, et qu’on appelait le don de shining.
— Tu dors ? demanda le Pistolero.
— Non.
— Tu as compris ce que je t’ai raconté ?
— Compris ? répéta le garçon avec un dédain surprenant. Compris ? Vous voulez rire ?
— Non.
Mais le Pistolero se sentait sur la défensive. Jamais auparavant il n’avait fait le récit de son rite de passage, car il se sentait pris dans une certaine ambivalence, à ce sujet. Bien sûr, le faucon avait fait une arme parfaitement acceptable, pourtant il avait fallu un tour, aussi. Et une trahison. La première d’une longue liste. Et dis-moi… suis-je vraiment sur le point de jeter ce garçon en pâture à l’homme en noir ?
— J’ai compris, ça c’est sûr, fit le garçon. C’était un jeu, n’est-ce pas ? Est-ce qu’une fois adultes, les hommes doivent toujours jouer ? Est-ce que tout doit leur servir de prétexte pour un autre genre de jeu ? Est-ce qu’il existe des hommes qui deviennent vraiment adultes, ou bien est-ce qu’ils se contentent de devenir majeurs ?
— Tu ne sais pas tout, répliqua le Pistolero, tentant de réprimer une colère sourde. Tu n’es qu’un garçon.
— C’est sûr. Mais je sais ce que je suis pour vous.
— Ah oui ? Et qu’es-tu ? demanda le Pistolero d’un ton tendu.
— Un jeton de poker.
Le Pistolero sentit monter la pulsion d’attraper un caillou et de fracasser le crâne du garçon. Au lieu de quoi, il s’adressa à lui calmement.
— Va dormir. Les garçons ont besoin de sommeil.
Et dans son esprit résonna la voix de Marten, en écho : Va retrouver ta main.
Il s’assit dans le noir, le dos raide, terrifié et anesthésié par l’horreur (pour la première fois de son existence), l’horreur de cette haine de soi qui surgirait peut-être, après.
IX
Durant la période de veille qui suivit, la voie ferrée se rapprocha de la rivière souterraine, et ils tombèrent sur les Lents Mutants.
Ce fut Jake qui aperçut le premier et il poussa un cri.
Le Pistolero, qui regardait droit devant lui en actionnant la draisine, tourna brusquement la tête vers la droite. De sous eux montait une lueur verdâtre digne de Halloween, qui battait faiblement. Ils prirent pour la première fois conscience de l’odeur — légère, humide, nauséabonde.
La lueur verdâtre était un visage — ou ce qu’une âme charitable aurait appelé un visage. Au-dessus du nez aplati saillait une paire d’yeux d’insecte, qui les fixait d’un air impavide. Le Pistolero sentit dans son intestin et dans ses parties une contraction atavique. Il accéléra légèrement le rythme des va-et-vient de ses bras.
Le visage lumineux s’éteignit.
— Pour l’amour du ciel, c’était quoi, ça ? demanda le garçon en rampant jusqu’à lui. Qu’est-ce…
La phrase mourut dans sa gorge lorsqu’ils passèrent à côté d’un groupe de trois formes qui scintillaient faiblement, debout entre les rails et la rivière invisible, à les regarder sans bouger.
— Ce sont des Lents Mutants, répondit le Pistolero. Je ne pense pas qu’ils nous feront des ennuis. Ils ont sans doute plus peur de nous que nous d’…
L’une des formes se détacha du groupe et se traîna dans leur direction. Le visage rappelait celui d’un débile affamé. Le corps nu, opalescent, s’était transformé en un entremêlement hideux de membres et de ventouses tentaculaires.
Le garçon hurla à nouveau et s’agglutina contre le Pistolero comme un chien affolé.
L’un des tentacules qui tenaient lieu de bras à la chose vint s’aplatir en travers de la plate-forme de la draisine. Il suintait des relents d’humidité et d’obscurité. Le Pistolero lâcha le manche et dégaina. Il logea une balle dans le front du débile affamé. Il bascula en arrière, sa luminescence marécageuse s’effaça comme une lune dans l’éclipsé. L’empreinte lumineuse du coup de feu, qui s’était imprimée sur leurs rétines obscurcies, ne se dissipa qu’à regret. L’odeur de la poudre répandue brûlait encore, chaude, sauvage et incongrue dans ce tombeau.
Il y en avait d’autres, beaucoup d’autres. Aucun n’avançait ouvertement vers eux, mais tous se rapprochaient des rails, bande silencieuse et immonde.
— Il va peut-être falloir que tu pompes à ma place, dit le Pistolero. Tu pourras ?
— Oui.
— Alors tiens-toi prêt.
Le garçon se tenait près de lui, en position. Ses yeux ne percevaient les Lents Mutants qu’au moment où ils les dépassaient, ne cherchant pas à percer l’obscurité, ni à voir plus que nécessaire. Le garçon ressentit une poussée de terreur médiumnique, comme si son moi intime avait littéralement jailli par ses pores pour former un bouclier. S’il avait le don de shining, pensa le Pistolero, cela n’était pas impossible.
Le Pistolero continua à pomper régulièrement, sans accélérer le mouvement de ses bras. Les Lents Mutants sentaient leur terreur, il le savait, mais il se demandait si la terreur suffirait à les mettre en branle. Lui et le garçon, après tout, étaient des créatures de la lumière, des créatures intactes. Comme ils doivent nous haïr, se dit-il, et il se demanda s’ils avaient haï de même l’homme en noir. Il pensait que non, ou peut-être était-il passé parmi eux telle l’ombre d’une aile noire, dans cette noirceur plus profonde encore.
Le garçon émit un son de gorge et le Pistolero tourna la tête de façon presque désinvolte. Quatre d’entre eux prenaient d’assaut la draisine en trébuchant — l’un d’eux notamment cherchait une prise.
Le Pistolero lâcha la poignée et dégaina de nouveau, de ce même mouvement souple et endormi. Il abattit le meneur d’une balle dans la tête. Le mutant poussa un soupir proche du sanglot et un rictus se dessina sur son visage. Ses mains devinrent molles et visqueuses comme du poisson, mortes ; les doigts formaient comme des gousses qui auraient baigné dans la boue humide. L’une de ces mains cadavériques attrapa le pied du garçon et se mit à tirer.