— Ils sont partis, fit timidement le garçon, et le vent lui arrachait les mots sur les lèvres. Vous pouvez ralentir, maintenant. On les a semés.
Mais le Pistolero n’entendait pas. Ils carénaient vers l’avant, dans l’étrange obscurité.
X
Ils continuèrent ainsi pendant trois « jours » sans incident.
XI
Au cours de la quatrième période de veille (au milieu ? Aux trois quarts ? Ils n’en savaient rien — tout ce qu’ils savaient, c’est qu’ils n’étaient pas encore assez fatigués pour s’arrêter), ils entendirent un grand bruit sourd derrière eux. La draisine vacilla et leurs corps furent immédiatement projetés vers la droite, à l’encontre de la gravité, tandis que les rails dessinaient un tournant progressif à gauche.
Il y avait de la lumière, droit devant… une lueur si faible et étrange qu’au début elle leur parut un élément totalement inconnu, ni terre, ni air, ni feu, ni eau. Elle n’avait pas de couleur distincte et ils ne la discernaient que parce qu’ils avaient recouvré la vision de leurs mains et de leurs visages, et distinguaient au-delà de l’immédiate proximité. Leurs yeux étaient devenus si sensibles à la lumière qu’ils remarquèrent la lueur plus de sept kilomètres avant d’en apercevoir la source.
— La fin, fit le garçon d’une voix tendue. C’est la fin.
— Non, répondit le Pistolero avec une étrange assurance. Non, ce n’est pas la fin.
Et ça ne l’était pas. Ils atteignirent la lumière, mais pas celle du jour.
À mesure qu’ils approchaient de l’origine de la lueur, ils virent pour la première fois que la paroi rocheuse à leur gauche s’était effondrée et que leurs rails étaient rejoints par d’autres, qui se croisaient en une toile d’araignée complexe. La lumière avait tissé un faisceau de lignes fuyantes polies. Sur une voie gisaient de sombres wagons couverts, sur une autre des diligences de transport de passagers, une voiture qu’on avait adaptée aux rails. Ces engins rendirent le Pistolero nerveux, comme des galions fantômes emprisonnés dans des Sargasses souterraines.
La lumière se fit plus forte, leur brûlant un peu les yeux, mais augmentant à un rythme assez lent pour leur permettre d’adapter progressivement leur vision. Ils avançaient de l’ombre vers la lumière comme des plongeurs remontant des abysses insondables, par lents paliers.
Devant eux, s’approchant peu à peu, un immense hangar s’étendait dans l’obscurité. Dans son flanc, découpant des carrés de lumière jaune, s’ouvrait une série de vingt-quatre entrées, d’abord de la taille de fenêtres de maisons de poupées ; puis, à mesure qu’ils approchaient, ils constatèrent qu’elles atteignaient une hauteur de plus de six mètres. Ils franchirent l’une de celles situées au milieu. Au-dessus s’étalaient des caractères, formant des messages dans des langues diverses, d’après ce que put voir le Pistolero. Il fut abasourdi de constater qu’il déchiffrait le dernier ; il s’agissait d’une ancienne racine de Haut Parler et le message disait :
À l’intérieur, la lumière était plus vive. Les rails se croisaient et se mêlaient dans une série d’aiguillages. Çà et là des feux de signalisation tricolores fonctionnaient encore, alternant inlassablement le rouge, le vert et l’orange.
Ils roulèrent entre les quais de pierre noircis par le passage de milliers de véhicules, puis ils se retrouvèrent dans une sorte de terminal central. Le Pistolero laissa la draisine s’arrêter doucement, et ils balayèrent les environs du regard.
— On dirait le métro, dit le garçon.
— Le métro ?
— Peu importe. Vous ne sauriez pas de quoi je parle. Moi-même je ne sais pas de quoi je parle, ou plutôt je ne sais plus.
Le garçon sauta sur le ciment craquelé. Ils inspectèrent les échoppes désertées et silencieuses où autrefois on vendait ou échangeait des journaux et des livres. Un chausseur. Un armurier (le Pistolero, rendu soudain fébrile par l’excitation, aperçut des revolvers et des carabines ; après un examen plus minutieux, il constata que les barillets avaient été obstrués au plomb. Il prit toutefois un arc, qu’il s’accrocha en travers du dos, ainsi qu’un carquois de flèches mal lestées et quasiment inutilisables). Un magasin de vêtements pour femmes. Quelque part, un convertisseur brassait l’air indéfiniment, depuis des millénaires — mais peut-être plus pour très longtemps. À un moment précis de son cycle, il émettait un grincement, qui rappelait que le mouvement perpétuel, même sous des conditions de contrôle strict, n’était encore qu’une illusion. L’air avait un arrière-goût mécanisé. Les chaussures du garçon et les bottes du Pistolero produisaient un écho plat.
Le garçon se mit à crier :
— Hé ! Hé…
Le Pistolero se retourna et alla vers lui. Le garçon se tenait, cloué sur place, près du stand de livres. À l’intérieur, affalée dans le coin, se trouvait une momie. Elle portait un uniforme bleu à galons dorés — un uniforme de cheminot, à première vue. Sur les genoux de la chose morte était plié un vieux journal dans un état de conservation parfait, qui tomba en poussière dès que le Pistolero posa le doigt dessus. Le visage de la momie rappelait une vieille pomme ratatinée. Avec précaution, le Pistolero toucha la joue. Une petite bouffée de poussière s’éleva. Quand elle se dissipa, ils purent voir à travers la chair, à l’intérieur de la bouche de la momie. Une dent en or étincelait au fond.
— Du gaz, murmura le Pistolero. Les Anciens avaient conçu un gaz qui aurait pu faire ça. En tout cas, c’est ce que Vannay nous avait raconté.
— Celui qui enseignait tout par les livres.
— Oui. Lui-même.
— Je parie que ces Anciens s’en sont servi pour faire la guerre, dit le garçon d’un air sombre. Qu’ils ont tué d’autres Anciens, avec ça.
— Je suis sûr que tu as raison.
Il devait y avoir une douzaine d’autres momies. À part deux ou trois, toutes portaient l’uniforme bleu et or. Le Pistolero en déduisit que le gaz avait été diffusé quand les lieux étaient vides, en dehors des heures de grosse circulation. Peut-être que, très longtemps auparavant, cette gare avait été un objectif militaire pour une armée et une cause disparues de longue date.
Cette réflexion le déprima.
— On ferait mieux d’avancer, dit-il en se dirigeant vers la voie 10 et la draisine.
Mais le garçon ne bougea pas, faisant de la résistance.
— J’y vais pas.
Surpris, le Pistolero se retourna.
Le visage du garçon se tordait en tremblant.
— Vous n’obtiendrez pas ce que vous voulez tant que je serai vivant. Alors je vais tenter ma chance tout seul.
Le Pistolero acquiesça d’un air vague, se haïssant pour ce qu’il était sur le point de faire.
— OK, Jake, dit-il doucement. Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes.
Il se retourna, marcha droit sur les pontons de pierre et sauta souplement sur la plate-forme de la draisine.
— Vous avez conclu un pacte avec quelqu’un ! lui cria le garçon. Je le sais !
Sans répondre, le Pistolero posa l’arc contre le manche en T, hors d’atteinte.