Le garçon serrait les poings, l’angoisse lui tordait atrocement les traits.
Vois avec quelle facilité tu leurres ce jeune garçon, se dit le Pistolero à lui-même. Encore et toujours, sa merveilleuse intuition — son shining — l’a conduit jusqu’ici, et comme toujours tu lui fais, passer l’obstacle. Et comment cela pourrait-il poser la moindre difficulté — après tout, il n’a pas d’autre ami que toi.
Une pensée soudaine et fulgurante lui vint (presque une vision), l’idée que tout ce qu’il avait à faire, c’était tout arrêter, faire demi-tour, prendre le garçon avec lui et en faire le centre d’une force nouvelle. La Tour ne devait pas nécessairement se gagner de cette manière humiliante et dégradante, si ? Il n’avait qu’à reprendre sa quête quand le garçon aurait pris de l’âge, quand à eux deux ils seraient capables de balayer l’homme en noir de leur route comme un vulgaire jouet en plastique qu’on remonte.
Ben voyons, se dit-il avec cynisme. Ben voyons.
Il sut avec une froideur soudaine que faire machine arrière signifierait la mort pour eux deux — la mort ou pire : finir ensevelis, avec les Lents Mutants aux trousses. Toutes les facultés qui se dégradent. Avec, peut-être, les armes de son père qui leur survivraient longtemps à tous deux, conservées dans leur splendeur de la pourriture comme des totems pas si différents de la vieille pompe à essence oubliée.
Allez, un peu de cran, s’exhorta-t-il avec hypocrisie.
Il tendit la main vers la poignée et se mit à pomper. La draisine s’éloigna doucement du ponton de pierre.
— Attendez ! se mit à hurler le garçon.
Et il se mit à courir en diagonale, en direction du point où la draisine émergerait, aux limites de l’obscurité environnante. Le Pistolero eut l’impulsion d’accélérer, de laisser le garçon seul, avec au moins une incertitude.
Au lieu de quoi il l’attrapa au vol. Sous la fine chemise, tandis que Jake s’accrochait à lui, le cœur papillonnait et battait à tout rompre.
La fin était à présent toute proche.
XII
Le bruit de la rivière était devenu très puissant, remplissant de son tonnerre jusqu’à leurs rêves. Le Pistolero, plus par caprice qu’autre chose, laissa le garçon manœuvrer la draisine pendant qu’il tirait une partie de ses mauvaises flèches, qui traînaient derrière elles de fins rubans de fil blanc, dans l’obscurité.
L’arc était très mauvais lui aussi, dans un état de conservation à peine croyable, mais il se bandait et visait horriblement et le Pistolero savait que rien ne pourrait améliorer ça. Même en le recordant, il ne pourrait rien pour le bois fatigué. Les flèches ne portaient pas loin dans le noir, mais la dernière qu’il tira revint humide et glissante. Le Pistolero se contenta de hausser les épaules lorsque le garçon lui demanda à quelle distance ils se trouvaient de l’eau, mais il se dit intérieurement que la flèche n’avait pas pu aller au-delà de cent mètres — et encore, dans le meilleur des cas.
Et la rivière, qui tonnait de plus en plus fort, de plus en plus près.
Pendant la troisième période de veille après qu’ils eurent quitté la gare, une lueur spectrale se mit de nouveau à rayonner. Ils avaient pénétré dans un long tunnel creusé dans une étrange roche phosphorescente et les murs humides scintillaient et étincelaient de milliers d’étoiles miniatures. Le garçon les appelait des faux cils. Ils voyaient les choses comme dans une sorte d’irréalité bizarre, comme dans une maison hantée.
Le fracas brutal de la rivière était canalisé jusqu’à eux par la roche qui les emprisonnait, et qui en amplifiait naturellement la puissance. Pourtant le son demeurait étrangement constant, même lorsqu’ils approchèrent du carrefour que le Pistolero attendait avec certitude, car les murs s’élargissaient, reculaient. L’angle qu’ils formaient vers le haut se faisait plus prononcé.
Les rails pénétrèrent dans la lumière nouvelle. Les touffes de faux cils rappelaient au Pistolero ces tubes captifs de gaz des marais qu’on vendait parfois pendant la Fête de la Moisson. Au garçon, elles rappelaient des banderoles de néon sans fin. Mais dans cette luminescence, ils voyaient tous deux que la roche qui les avait si longtemps emprisonnés prenait fin devant eux en deux péninsules jumelles aux bords déchiquetés, tendues vers un golfe de ténèbres… l’abîme au-dessus de la rivière.
Les rails se poursuivaient, passant au-dessus de ce gouffre insondable, portés par un tréteau remontant à Mathusalem. Et au-delà, à une distance qui paraissait à peine croyable, perçait une tête d’épingle lumineuse, ni phosphorescente ni fluorescente, la lumière du jour, dure et vraie. Aussi minuscule qu’un trou d’aiguille dans une étoffe sombre, et pourtant lourde d’un sens effroyable.
— Arrêtez-vous, fit le garçon. Arrêtez-vous une minute, s’il vous plaît.
Sans poser de questions, le Pistolero laissa la draisine ralentir d’elle-même. La rivière vrombissait, ses grondements réguliers et retentissants venant d’en dessous et de devant eux. La luminosité artificielle de la roche humide lui fut soudain odieuse. Pour la première fois, il sentit une main oppressante le toucher, et la pulsion de s’échapper, de se délivrer de cet enterrement vivant, se fit poignante et impossible à museler.
— On va continuer, dit le garçon. Est-ce que c’est ce qu’il veut ? Il veut qu’on pousse la draisine au-dessus de… ça… et qu’on tombe ?
Le Pistolero savait bien que non, pourtant il répondit :
— Je ne sais pas ce qu’il veut.
Ils descendirent et s’approchèrent précautionneusement du bord du gouffre. Sous leurs pieds, la roche continuait de monter, jusqu’au moment où le sol se détacha soudain des rails et se déroba sous eux. La voie se poursuivait seule, trouant l’obscurité.
Le Pistolero se mit à genoux et regarda en bas, scrutant les ténèbres. Il distinguait vaguement un réseau complexe, incroyable, de poutrelles et d’étais métalliques, qui disparaissaient vers le tumulte de la rivière et qui se rejoignaient en une arche gracieuse soutenant la voie ferrée au-dessus du vide.
Mentalement, il imaginait sur l’acier l’œuvre du temps et de l’eau, ce tandem fatal. Quelle résistance avait encore la structure ? Un peu ? Presque pas ? Pas du tout ? Soudain il revit la figure de la momie, il revit comment la chair, solide en apparence, avait été réduite en poussière par une pichenette de son doigt.
— On va marcher, maintenant, dit le Pistolero.
Il s’attendait presque à ce que le garçon rechigne de nouveau, mais c’est lui qui précéda le Pistolero sur les rails, entamant sa traversée sur les lattes de métal soudées d’un pas ferme et assuré. Le Pistolero suivit Jake au-dessus de l’abîme, prêt à le rattraper s’il trébuchait.
Le Pistolero sentit une fine couche de sueur recouvrir sa peau. Le tréteau était pourri, complètement pourri. Il le sentait battre sous ses pieds au rythme des assauts fulgurants de la rivière en contrebas, trembler sur ses câbles invisibles. On est des acrobates, pensa-t-il. Regarde, mère, sans filet. Je vole.
Il s’agenouilla une fois pour examiner les traverses sur lesquelles ils avançaient. Elles étaient piquetées de rouille (il en sentait l’origine sur son visage — l’air frais, l’agent de la décomposition ; ils devaient être très proches de la surface, à présent), et un coup de poing sur le métal fit trembler dangereusement la structure. À un moment, il entendit un grognement menaçant sous ses pieds et il sentit son appui sur le point de céder, mais il avait déjà changé de position.