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Alors attends, attends une minute.

— Je m’en vais ?

Il parle si fort, difficile de se concentrer.

— Aidez-moi. Aidez-moi, Roland.

Le tréteau se tordait de plus en plus, hurlant, se détachant de lui-même, cédant…

— Alors je dois te quitter.

— Non ! Tu ne pars PAS !

Les jambes du Pistolero se détendirent en un bond soudain, brisant la paralysie qui s’était emparée de lui ; il fit un vrai pas de géant au-dessus du garçon suspendu, plongea et atterrit dans un dérapage, vers cette lumière qui lui offrait la Tour figée dans sa mémoire en une noire nature morte…

Dans le silence soudain.

La silhouette avait disparu, jusqu’aux battements de son cœur avaient disparu avec le tréteau qui s’enfonçait toujours, amorçant sa danse finale vers les profondeurs, se détachant. Sa main trouva le bord rocheux et éclairé de la damnation. Et derrière lui, dans ce silence atroce, il entendit la voix du garçon.

— Allez-vous-en. Il existe d’autres mondes que ceux-ci.

C’est alors que le tréteau se détacha de tout son poids ; et tandis que le Pistolero se hissait vers la lumière et la brise et la réalité d’un nouveau ka, il tourna la tête vers l’arrière, s’évertuant, dans sa torture, d’être Janus l’espace d’une seconde — mais il n’y avait rien, rien que le silence de l’effondrement, car le garçon ne poussa pas un cri dans sa chute.

Puis Roland se releva, se traîna sur l’escarpement rocheux qui donnait sur une plaine herbeuse, vers laquelle l’homme en noir se tenait debout, jambes écartées et bras croisés.

Le Pistolero vacillait sur ses jambes, blanc comme la mort, les yeux énormes qui nageaient sous son front, sa chemise maculée de la poussière blanche qu’il avait récoltée en rampant, dans un dernier effort. Il lui apparut soudain qu’il subirait sans doute d’autres dégradations de l’esprit, plus loin sur la route, des dégradations à côté desquelles celle-ci lui paraîtrait infinitésimale, et pourtant il voulait la fuir, le long des couloirs, à travers des villes, de lit en lit ; il allait fuir le visage du garçon, essayer de l’enfouir dans le sexe et dans la tuerie, pour finalement pénétrer dans une dernière pièce, et le voir en train de le fixer au-dessus de la flamme d’une chandelle. Il était devenu le garçon ; le garçon était devenu lui. Il devenait un loup-garou, et il s’était engendré lui-même. Dans ses rêves les plus profonds il deviendrait le garçon et il parlerait son étrange langage de la ville.

C’est la mort. C’est ça ? C’est ça ?

Il descendit lentement la colline rocheuse, d’une démarche vacillante, vers l’homme en noir qui l’attendait. Là, le soleil de la raison avait anéanti les rails, comme s’ils n’avaient jamais existé.

L’homme en noir repoussa sa capuche du dos de ses deux mains, en riant.

— Alors ! cria-t-il. Pas la fin, mais la fin du commencement, hein ? Tu progresses, pistolero ! Oh, comme je t’admire !

Le Pistolero dégaina à une vitesse aveuglante et tira douze fois. Les éclairs des coups de feu firent pâlir le soleil même, et l’écho sourd des détonations rebondit sur les escarpements rocheux derrière eux.

— Voyez-vous ça, fit l’homme en noir en riant. Oh, voyez-vous ça. On fait de la grande magie, ensemble, toi et moi. Tu ne me tues pas plus que tu ne te tues toi-même.

Il s’éloigna à reculons, face au Pistolero, lui souriant de toutes ses dents et lui faisant signe.

— Viens. Viens. Viens. Jacques a dit « viens ».

Le Pistolero le suivit dans ses bottes rompues, jusqu’au lieu de palabre.

LE PISTOLERO ET L’HOMME EN NOIR

I

L’homme en noir le mena sur un ancien charnier, afin de se livrer aux palabres. Le Pistolero le reconnut immédiatement : un golgotha, ou lieu-du-crâne. Et des crânes blanchis les fixaient distraitement — du bétail, des coyotes, des cerfs, des lapins, un bafouilleux. Ici, le xylophone d’albâtre d’une poule faisane tuée pendant qu’elle mangeait ; là les os minuscules et délicats d’une taupe, peut-être tuée par plaisir par un chien sauvage.

Le golgotha était une cuvette creusée dans la pente de la montagne et plus bas, à une altitude plus clémente, le Pistolero apercevait des arbres de Josué et des sapins ratatinés. Depuis douze mois, il n’avait pas vu ciel bleu plus doux que celui au-dessus d’eux, un ciel qui évoquait de manière indéfinissable une mer pas si lointaine.

Je suis dans l’ouest, Cuthbert, se dit-il, émerveillé. Si ce n’est pas là l’Entre-Deux-Mondes, ça y ressemble.

L’homme en noir s’assit sur un vieux tronc de bois de fer. Ses bottes étaient poudrées de poussière blanche et de cendres d’os. Il avait remis sa capuche, mais le Pistolero distinguait clairement le contour carré de son menton, ainsi que l’ombre de sa mâchoire.

Les lèvres à demi dissimulées se fendirent en un sourire.

— Va ramasser du bois, pistolero. L’air est doux sur ce versant de la montagne, mais, à cette altitude, le froid peut toujours te poignarder dans le ventre. Et c’est bien là un lieu de mort, n’est-ce pas ?

— Je te tuerai, dit le Pistolero.

— Non, tu ne me tueras pas. Tu ne le peux pas. Mais tu peux aller ramasser du bois et potasser ton Isaac.

La référence échappa au Pistolero. Sans mot dire, il alla ramasser du bois comme un vulgaire commis de cuisine. Le butin fut maigre. Il n’y avait pas d’herbe du diable de ce côté, et le bois de fer ne voudrait pas brûler. Il était devenu dur comme la pierre. Il finit par revenir avec une gosse brassée de bâtons, tout maculés de poussière d’os, comme si on les avait trempés dans la farine. Le soleil avait glissé derrière le plus haut des arbres de Josué et s’était auréolé d’un halo rougeâtre. Il les observait avec une indifférence menaçante.

— Excellent ! approuva l’homme en noir. Quel homme exceptionnel tu fais ! Quelle méthode ! Quelle ingéniosité ! Je m’incline bien bas devant toi !

Il gloussa, et le Pistolero lâcha le bois à ses pieds dans un fracas qui fit monter un petit nuage de poussière d’os.

L’homme en noir ne sursauta pas ; il se mit seulement à faire du feu. Le Pistolero contempla, fasciné, l’idéogramme (frais, cette fois-ci) qui prenait forme. Lorsqu’il fut fini, il ressemblait à une petite cheminée double et complexe, haute d’une soixantaine de centimètres. L’homme en noir leva le bras vers le ciel, écartant d’un geste la volumineuse manche noire qui recouvrait une belle main fuselée. Il l’abaissa vivement, index et auriculaire tendus pour former le signe traditionnel du mauvais œil. Il y eut une étincelle bleue, et leur feu fut allumé.

— J’ai des allumettes, dit l’homme en noir d’un ton jovial, mais je me suis dit qu’un peu de magie ne te déplairait pas. Pour la beauté du geste, pistolero. Maintenant, prépare-nous à dîner.

Les plis de sa robe frissonnèrent et la carcasse nue et vidée d’un lapin tomba dans la poussière.

Sans mot dire, le Pistolero embrocha le lapin et le mit à rôtir. L’odeur alléchante s’éleva dans l’air tandis que le soleil déclinait. Des ombres violettes vagabondaient goulûment au-dessus de la cuvette que l’homme en noir avait choisie comme décor de l’affrontement final. À mesure que le lapin brunissait, le Pistolero sentait la faim monter et lui retourner inlassablement l’estomac. Mais lorsque la viande fut cuite et ses jus à point, il tendit en silence la broche tout entière à l’homme en noir, puis il fouilla dans son propre sac à dos, presque vide, pour en tirer ses tout derniers restes de viande séchée. Elle était salée, lui faisait mal à la bouche et avait un goût de larmes.