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— Vous ne savez rien de moi, dit tranquillement le Pistolero, et le sourire s’effaça des lèvres de l’autre.

— C’est moi qui ai fait ton père, et c’est moi qui l’ai détruit, fit l’homme en noir sur un ton sévère. Je me suis présenté à ta mère sous les traits de Marten — voilà une vérité que tu as toujours soupçonnée, pas vrai ? — et je l’ai prise. Elle a plié sous moi comme un roseau… bien que (et cela te réconfortera peut-être) elle n’ait jamais rompu. Quoi qu’il en soit, c’était écrit, et cela s’est produit. Je suis le suppôt le plus obscur de celui qui dirige aujourd’hui la Tour Sombre, et la Terre a été livrée à la main rouge de ce roi.

— Rouge ? Pourquoi dites-vous rouge ?

— Peu importe. Nous ne parlerons pas de lui, même si tu apprendrais plus que tu ne le souhaites, en insistant. Ce qui t’a blessé une première fois te blessera une seconde. Ce n’est pas le commencement, mais la fin du commencement. Tu ferais bien de te rappeler cela…, mais tu ne te rappelles jamais rien.

— Je ne comprends pas.

— Non. À l’évidence. Tu n’as jamais compris. Tu ne comprendras jamais. Tu n’as aucune imagination. Cette partie de toi est aveugle.

— Qu’ai-je vu ? demanda le Pistolero. Qu’ai-je vu, à la fin ? Qu’est-ce que c’était ?

— À quoi cela ressemblait-il ?

Le Pistolero demeura silencieux, pensif. Il chercha son tabac de la main, mais il n’y en avait plus. L’homme en noir n’offrit pas de remplir sa blague, que ce fût par la magie noire ou blanche. Il trouverait peut-être du tabac plus tard, dans son sac-serre, mais plus tard lui paraissait très loin, pour le moment.

— Il y avait de la lumière, finit-il par dire. Une grande lumière blanche. Et puis…

Sa voix se cassa net et il fixa l’homme en noir. Il était penché vers l’avant, une émotion indéfinissable imprimée sur ses traits, imprimée de façon trop limpide pour permettre tout mensonge ou toute dénégation. C’était un mélange d’effroi et d’émerveillement. Peut-être cela revenait-il au même.

— Tu n’en sais rien, s’écria le Pistolero, et le sourire lui monta aux lèvres. Ô grand sorcier qui ramènes les morts à la vie. Tu n’en sais rien. Tu n’es qu’un charlatan !

— Si, je sais, répondit l’homme en noir. Mais je ne sais pas… quoi.

— La lumière blanche, répéta le Pistolero. Et puis… un brin d’herbe. Un seul brin d’herbe qui remplissait tout. Et moi j’étais minuscule. Infinitésimal.

— De l’herbe.

L’homme en noir ferma les yeux. Il avait les traits tirés et le teint blême.

— Un brin d’herbe. Tu es sûr ?

— Oui, fit le Pistolero en fronçant les sourcils. Sauf qu’il était mauve.

— Écoute-moi, maintenant, Roland, fils de Steven. Veux-tu bien m’écouter ?

— Oui.

Et c’est ainsi que l’homme en noir se mit à parler.

V

L’univers (dit-il), c’est le Grand Tout, et il offre un paradoxe trop gigantesque pour que l’esprit fini puisse l’embrasser. Tout comme le cerveau vivant ne peut concevoir le cerveau non vivant — bien qu’il croie parfois qu’il le peut —, l’esprit fini ne peut concevoir l’infini.

Cette réalité prosaïque, celle de l’existence de l’univers seule met en déroute aussi bien le pragmatiste que le romantique. Il fut une époque, une centaine de générations avant que le monde ne change, où l’homme avait déployé suffisamment de prouesses techniques et scientifiques pour ébrécher quelque peu le gros pilier de pierre de la réalité. Mais même dans cette situation, la fausse lumière de la science (de la connaissance, si tu préfères) ne brillait que dans un petit nombre de pays développés. Une compagnie (ou cabale) menait le mouvement ; North Central Positronics, ainsi se faisait-elle appeler. Pourtant, malgré un gigantesque accroissement de données objectives, il y avait étonnamment peu d’idées perspicaces.

— Pistolero, nos lointains aïeux ont vaincu la maladie-qui-pourrit, qu’ils appelaient cancer, ils ont presque vaincu le vieillissement, ils ont marché sur la lune…

— Je n’y crois pas, dit le Pistolero platement.

À ces mots, l’homme en noir se contenta de sourire et de répondre :

— Pas besoin d’y croire. Pourtant c’est vrai. Ils ont conçu ou découvert quantité d’autres babioles. Mais cette profusion d’informations n’a produit que peu ou pas de progrès. Il n’y a pas eu d’odes à la gloire des merveilles de l’insémination artificielle — la conception d’enfants à partir de sperme congelé — ou à celle des voitures qui fonctionnaient à l’énergie solaire. Peu de gens semblaient avoir saisi le principe de réalité le plus essentiel : tout nouveau savoir mène toujours à des mystères encore plus impressionnants. Une plus grande connaissance physiologique du cerveau rend l’existence de l’âme moins possible et pourtant plus probable, du fait de la nature de la recherche. Ne le vois-tu pas ? Bien sûr que non. Tu as atteint les limites de ton entendement. Mais peu importe… ce n’est pas le sujet.

— Quel est le sujet, alors ?

— Le plus grand mystère qu’offre l’univers n’est pas la vie, mais la proportion. La proportion englobe la vie, et la Tour englobe la proportion. L’enfant, qui ne s’effarouche pas des prodiges, demande : Papa, qu’est-ce qu’il y a au-dessus du ciel ? Et le père répond : « Les ténèbres de l’espace. L’enfant : Et après l’espace, qu’est-ce qu’il y a ? Le père : La galaxie. L’enfant : Et après la galaxie ? Le père : une autre galaxie. L’enfant : Et après les autres galaxies ? Le père : Personne ne le sait. »

Tu vois ? La proportion nous bat. Pour le poisson, le lac dans lequel il vit, c’est l’univers. Que pense ce poisson lorsqu’il est arrimé par la bouche, et qu’on le secoue, qu’on lui fait traverser les limites argentées de l’existence, jusque dans un nouvel univers, où l’air le noie et où la lumière est une folie bleue ? Où des bipèdes gigantesques sans branchies le fourrent dans une boîte étouffante, avec des algues humides, pour qu’il y meure ?

Ou bien on peut prendre la pointe d’une mine de crayon et l’agrandir. Et là on atteint une prise de conscience soudaine : la mine du crayon n’est pas solide, elle est composée d’atomes qui gravitent et tourbillonnent comme des milliards de milliards de planètes en pleine démence. Ce qui nous paraît solide n’est en fait qu’un filet relâché qui ne tient que par la force de gravité. Si on les regarde à taille réelle, les distances entre ces atomes peuvent devenir des lieues, des gouffres, des espaces incommensurables. Les atomes eux-mêmes sont composés d’un noyau, et de protons et d’électrons qui tournent. On peut même descendre jusqu’aux particules subatomiques. Et ensuite ? Des tachyons ? Le néant ? Bien sûr que non. Tout dans l’univers nie le néant : suggérer qu’il y a une fin, voilà l’absurdité par excellence.

Si tu basculais et tombais à la limite de l’univers, penses-tu que tu trouverais un panneau disant : « Voie sans issue » ? Non. Tu trouverais peut-être quelque chose de rond et de dur, comme le poussin qui voit son œuf de l’intérieur. Et si tu devais donner un coup de bec et percer la coquille (ou trouver une porte), imagine la lumière immense, torrentielle qui se déverserait par le trou, à la fin de l’espace ? Pourrais-tu regarder cette lumière et y découvrir que notre univers tout entier n’est qu’une partie d’un atome de brin d’herbe ? Serais-tu contraint de penser qu’en brûlant une brindille, tu incinères une éternité d’éternités ? Que l’existence ne s’élève pas vers un infini, mais vers une infinité d’infinis ?