Les forêts avaient disparu longtemps auparavant, remplacées par un paysage de plaine, plat et monotone : des champs désolés à perte de vue, rendus à la fléole des prés et aux arbustes bas ; des domaines sinistres et désertés, s’étendant dans l’ombre vigilante de manoirs maussades, indéniablement hantés par des démons ; des cabanes vides à l’air vaguement concupiscent, abandonnées par ceux qui s’étaient déplacés, ou qu’on avait déplacés ; de loin en loin une baraque de frontalier, que ne trahissait qu’un petit point oscillant dans la pénombre, ou des familles d’autochtones à l’air menaçant, qui peinaient tout le jour en silence, dans les champs. Le maïs était la culture principale, mais on trouvait aussi des haricots et parfois des maquereines. Il arrivait qu’une vache maigre le regarde passer de son air pataud, entre deux poteaux écaillés d’une clôture en bois d’aulne. Il avait croisé quatre diligences, deux dans un sens et deux dans l’autre, presque vides, arrivant sur lui par-derrière et les dépassant lui et sa mule — plus pleines au retour, en route vers les forêts du nord. De temps à autre le croisait un fermier, les pieds en l’air sur le garde-boue de son bucka, veillant à ne pas croiser le regard de l’homme aux pistolets.
C’était moche, comme pays. Il y avait eu deux averses depuis son départ de Pricetown, toutes deux insignifiantes. Même les mauvaises herbes, jaunies, avaient un air déprimé. C’était vraiment un sale coin, où on ne faisait que passer. Il n’avait pas vu trace de l’homme en noir. Peut-être avait-il pris une diligence.
La route formait un coude, au-delà duquel le Pistolero fit arrêter la mule d’un claquement de la langue, pour contempler Tull, en contrebas. La ville se lovait au fond d’une cuvette circulaire, bijou de pacotille dans un écrin miteux. On voyait des loupiotes, la plupart regroupées autour du point d’où émanait la musique. Il semblait y avoir quatre rues, dont trois hérissées à angle droit de l’artère principale, celle où passaient les diligences. Peut-être y aurait-il un café. Peu probable, mais pourquoi pas ? Il fit de nouveau claquer sa langue et la mule repartit.
Le long de la route, le chapelet de maisons se resserrait, même si elles restaient pour la plupart inoccupées. Il passa devant un minuscule cimetière aux tombes de bois moussues et penchées, étouffées par l’herbe du diable nauséabonde qui les recouvrait. Quelque cent cinquante mètres plus loin, il croisa un panneau rongé qui disait : TULL.
La peinture était tellement écaillée que le nom était à peine lisible. Le Pistolero en vit un autre un peu plus loin, impossible à déchiffrer.
À son entrée dans la ville proprement dite, il fut accueilli par un chœur pitoyable de voix franchement éméchées, qui entonnaient le finale interminable de « Hey Jude » — « Naa-naa-naa-naa-na-na-na… hey, Jude ». C’était un son mort, comme celui du vent soufflant dans le tronc creux d’un arbre pourri. Sans le martèlement sourd et prosaïque du piano de pacotille, il se serait sérieusement demandé si l’homme en noir n’avait pas levé une armée de fantômes pour hanter une ville désertée.
Il y avait des gens dans la rue, mais pas grand monde. Trois femmes portant un pantalon noir et un chemisier à col montant — toutes les trois le même — le croisèrent sur le trottoir d’en face, sans le dévisager pour autant avec une curiosité appuyée. On aurait dit qu’un triple visage flottait, comme trois ballons blafards avec des yeux, au-dessus de leurs corps pratiquement invisibles. Un vieil homme à l’air solennel, un canotier vissé sur le crâne, l’observait depuis les marches d’une épicerie condamnée par des planches. Un tailleur maigrichon, en discussion avec un client qui s’attardait, s’interrompit pour le regarder passer ; il leva la lanterne derrière sa devanture, pour mieux le voir. Le Pistolero lui adressa un signe de tête. Ni le tailleur ni son client ne le lui rendirent.
Il sentait sur lui leurs yeux, fixés pesamment sur les étuis bas qui lui battaient les hanches. Un jeune garçon, qui devait avoir treize ans, ainsi qu’une fille qui pouvait être sa sœur ou sa jeune gueuse traversèrent la rue dix mètres plus haut, en marquant un temps d’arrêt à peine perceptible. Leurs pas soulevaient de petits nuages de poussière qui restaient suspendus au-dessus du sol. En ville, en revanche, la plupart des lampes à étincelles marchaient, mais pas à l’électricité. Leurs ichtyocolles latérales étaient rendues opaques par l’huile coagulée. Certaines étaient brisées. Il vit une écurie de louage, qui semblait au bord de la décrépitude totale, et dont la survie dépendait sans doute de la ligne de diligences. Trois garçons étaient tapis en silence autour d’un jeu de billes, dans la poussière, le long de l’étable à la gueule béante, en train de fumer des cigarettes de maïs. Ils dessinaient de longues ombres sur le sol. L’un d’eux avait planté une queue de scorpion dans le rebord de son chapeau. Un autre avait l’œil gauche hypertrophié, comme une saillie aveugle hors de son orbite.
Le Pistolero passa devant eux avec sa mule et jeta un regard dans l’antre obscur de l’écurie. Une lampe y diffusait une lueur sourde. Une ombre tremblait et tressautait, celle d’un vieillard dégingandé en salopette ; il balançait le foin dans son fenil, à grands moulinets de sa fourche scandés de grognements.
— Hé ! appela le Pistolero.
La fourche vacilla et le vieux palefrenier balaya les alentours de ses yeux jaunis.
— Hé vous-même !
— J’ai une mule, là.
— Tant mieux pour vous.
Le Pistolero fit tourbillonner une lourde pièce d’or inégale dans la semi-obscurité. Elle tournoya en scintillant et alla tinter sur les planches jonchées de petite paille.
Le palefrenier s’approcha, se pencha pour la ramasser et jeta un coup d’œil de côté au Pistolero. Son regard descendit sur les ceinturons et il hocha la tête d’un air revêche.
— Combien de temps vous comptez la laisser ?
— Une nuit ou deux. Peut-être plus.
— J’ai pas la monnaie, sur l’or.
— Je ne l’ai pas demandée.
— Sale fric, marmonna-t-il.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Rien.
Le vieux prit la bête par la bride et l’emmena à l’intérieur.
— Et bouchonnez-la bien ! lança le Pistolero. Je veux sentir qu’elle est propre quand je reviendrai, j’espère que c’est clair !
Le vieux ne se retourna pas. Le Pistolero se dirigea vers les garçons accroupis autour des billes. Ils avaient suivi l’échange avec un intérêt méprisant.
— Que vos journées soient longues et vos nuits plaisantes, tenta le Pistolero en guise de salutation.
Pas de réponse.
— Vous êtes de cette ville, les gars ?
Toujours pas de réponse, sauf peut-être de la queue de scorpion, qui sembla esquisser un hochement de tête.
L’un des gamins s’arracha du coin de la bouche un mégot de maïs entortillé, attrapa une agate verte et la fit sauter dans la poussière. Elle alla cogner un calot, qu’elle éjecta hors du cercle. Il ramassa l’agate et s’apprêta à tirer de nouveau.
— Il y a un restaurant, dans le coin ? demanda le Pistolero.
L’un d’eux leva les yeux, le plus jeune du groupe. Il avait un vilain bouton de fièvre au coin de la bouche, mais lui avait les yeux de la même taille, et remplis d’une innocence qui ne ferait pas long feu dans ce trou de merde. Il regarda le Pistolero avec un regard débordant d’émerveillement, un regard à la fois touchant et effrayant.
— Pouvez vous dégotter un steak chez Sheb.
— Le boui-boui avec le piano ?