Mishima le foudroya du regard.
— S’il est malade, cet homme ne devrait pas être ici. Et s’il est contagieux ? Ces derniers temps, d’étranges affections hantent le monde. Un gaillard vigoureux le matin peut être mort le soir sans qu’on sache pourquoi. J’ai entendu parler d’une femme devenue folle en une heure. Tous ceux qui la touchaient perdaient aussi la raison. En trois jours, il n’y a plus eu que des cadavres dans son village. Seuls ceux qui se sont enfuis ont survécu.
Mishima conjura le sort en formant un cercle avec son pouce et son index, les trois autres doigts repliés.
— Tu es assez malin pour ne pas croire à ces rumeurs, dit Tylee, et… pour ne pas les répéter.
Probablement sans s’en apercevoir, elle fit le même geste que son subordonné.
Le fonctionnaire aux deux broches revint, tenant la porte à un homme aux cheveux gris. Sur son visage allongé, un bandeau noir cachait ce qui avait dû être un jour son œil droit. Sur son front une balafre prenait naissance, disparaissait sous le cache puis se remontrait sur sa joue. D’aussi petite taille que les soldats, dans la cour, il portait une veste bleu foncé ornée de deux barrettes et un couteau était accroché à chacune de ses bottes.
— Blasic Faloun, générale de bannière, se présenta-t-il. (Il s’inclina tandis que le fonctionnaire regagnait hâtivement sa table.) Que puis-je pour toi ?
— Capitaine Faloun, nous devrions parler en…
Tylee se tut, car le jeune homme qui toussait venait de se lever en renversant son siège.
Les mains sur le ventre, il se plia en deux et vomit un fluide noir qui, en touchant le sol, devint une multitude de cafards qui se dispersèrent dans toutes les directions.
Un homme jura, déchirant un silence de mort.
Le jeune malade regarda les insectes et secoua la tête comme s’il refusait d’en croire ses yeux. Puis il ouvrit la bouche pour parler, mais il se plia de nouveau en deux et vomit un autre flot de fluide noir qui se transforma lui aussi en cafards.
La peau de son visage se craquela et d’autres insectes en sortirent.
Un cri de femme donna le signal de la panique. Fous de terreur, les fonctionnaires se levèrent, renversèrent les tables et se bousculèrent dans leur frénésie d’échapper aux ignobles créatures.
Le pauvre garçon, lui, continuait à vomir. Tombant d’abord à genoux, il bascula en avant, les membres pris de spasmes, et vomit un autre flot d’insectes noirs. De seconde en seconde, il semblait devenir plus plat, comme s’il se… dégonflait. Bientôt, il cessa de bouger, mais des cafards se déversèrent encore de sa bouche pour grouiller sur le sol. Après ce qui sembla une éternité – en fait, tout ça n’avait duré qu’une minute ou deux – le flot d’insectes se tarit.
Du jeune homme, il ne restait plus qu’une dépouille aplatie flottant dans ses vêtements – une outre à vin vide, en quelque sorte. Dans la salle la panique battait son plein. Perchés sur les tables pas encore renversées, les fonctionnaires, femmes et hommes confondus, lâchaient des chapelets de jurons, priaient ou alternaient les deux, mais toujours en beuglant comme des veaux. Une bonne moitié étaient sortis pour fuir les cafards qui grouillaient partout. Dans la pièce, la terreur était palpable.
— J’ai entendu une rumeur, croassa Faloun.
Le front lustré de sueur, il empestait la peur. Pas la panique, mais une bonne vieille trouille.
— À l’est d’ici, le même phénomène se serait produit. Mais il s’agissait de mille-pattes. Oui, des petits mille-pattes noirs.
Des insectes fondant sur lui, le capitaine recula, grommela un juron et fit le même étrange geste que Tylee et Mishima.
Perrin écrasa des cafards sous sa botte. Le bruit mou lui retourna l’estomac, mais il s’en ficha, car seul comptait le sort de Faile.
— Ce sont des blattes, rien de plus ! lâcha-t-il. On en trouve partout où il y a du vieux bois.
Faloun sursauta, leva les yeux et sursauta de nouveau quand il croisa le regard jaune de Perrin. Puis il avisa le marteau glissé à sa ceinture et tourna la tête vers Tylee.
— Ces cafards ne viennent pas du bois. Ils sont l’œuvre de l’Aveugleur d’Âmes.
— C’est possible, répondit Perrin, très calme. (Un des innombrables noms du Ténébreux, probablement…) Et ça ne fait aucune différence. (Il déplaça son pied, révélant sept ou huit insectes écrabouillés.) On peut les tuer. Je me contrefiche de fichus cafards que j’écrase sans peine sous ma botte.
— Nous devons vraiment parler en privé, capitaine, dit Tylee.
Dans son odeur, la peur était présente, mais parfaitement contrôlée. Mishima, lui, avait refait le geste bizarre, et il restait bloqué dans cette position. Cela dit, lui aussi dominait très bien sa peur.
Inspiré par ces exemples, Faloun se ressaisit. Encore sonné, il se maîtrisait, à présent – en évitant toujours de regarder les cafards, cela dit.
— À tes ordres, générale de bannière… Atal, descends de cette table et fais balayer ces… immondices hors d’ici. Assure-toi aussi que Methan sera préparé convenablement en vue des rituels. Si salement qu’il soit mort, c’était au service de l’Empire.
Le fonctionnaire grassouillet inclina la tête et sauta de son perchoir. Il voulut saluer une nouvelle fois le capitaine, mais celui-ci se détourna sans lui accorder un regard.
— Tu veux bien me suivre, générale de bannière ?
À l’origine, le bureau de Faloun devait être une chambre. Aujourd’hui, on y trouvait une petite table de travail lestée de piles de documents et une plus grande, sur tréteaux, où étaient déroulées des cartes d’état-major tenues aux coins par des encriers, des pierres et de petites figurines de cuivre. Des étagères, sur le mur du fond, semblaient contenir une multitude d’autres cartes.
Pas de feu dans la cheminée…
Faloun désigna des chaises bancales à ses invités et leur proposa du vin. Quand Tylee préféra rester debout et ne rien boire, il parut déçu. Peut-être parce qu’un verre lui aurait calmé les nerfs, mais il ne pouvait pas boire seul.
— Capitaine, j’ai six raken à remplacer, et il me faut dix-huit morat’raken. Plus une entière compagnie de rampants. La mienne est en Amadicia, en route vers l’ouest, impossible à localiser.
Faloun fit la grimace.
— Générale, si tu as perdu des raken, tu ne peux pas ignorer que les réserves sont au plus bas à cause de… (Un coup d’œil à Perrin le dissuada de continuer dans cette voie.) Tu me demandes les trois quarts de mon cheptel. Ne peux-tu pas réduire tes ambitions ? Un ou deux raken, ce serait soutenable.
— Quatre, trancha Tylee, et douze pilotes. C’est ma dernière offre. D’après ce qu’on dit, cette région est aussi paisible que Seandar. Pourtant, je te laisse quatre bêtes…
— À tes ordres, capitula Faloun. Mais puis-je voir un ordre écrit, s’il te plaît ? Ici, tout doit être documenté. Depuis que je n’ai plus le droit de voler, je passe mon temps dans la paperasse.
— Seigneur Perrin ? demanda Tylee.
Le jeune homme aux yeux jaunes sortit l’ordre signé par Suroth en personne.
Pendant sa lecture, Faloun arqua les sourcils au point qu’ils se touchèrent presque. Du bout d’un index, il tâta le cachet de cire, mais n’émit pas plus de doutes que Tylee. Les Seanchaniens, à l’évidence, semblaient habitués aux documents de ce genre. Cela dit, le capitaine parut soulagé de le rendre à Perrin, et, d’instinct, il s’essuya les mains sur sa veste. Habitués, peut-être, mais pas dans la décontraction.
Dans ses yeux, Perrin lut la question qui avait passé dans ceux de Tylee. Qui était-il pour détenir un document pareil ?
— Capitaine, dit Tylee, si tu en as une, il me faut une carte de l’Altara. Je pourrais faire sans, mais ce serait mieux avec… C’est la partie nord-ouest du pays qui m’intéresse.
— La Lumière brille sur toi, générale de bannière, fit le capitaine en se penchant pour prendre un rouleau de parchemin sur l’étagère la plus basse. J’ai exactement ce qu’il te faut. Par erreur, cette carte se trouvait parmi celles de l’Amadicia qu’on m’a remises. Jusqu’à ce que tu en parles, je l’avais oubliée… Un grand coup de chance pour toi !