Bien entendu, les nuages ne se volatilisèrent pas en un clin d’œil. D’abord, les éclairs devinrent plus normaux, puis ils cessèrent. La partie du travail la plus délicate. Invoquer la foudre revenait à faire tourner une plume entre ses doigts. La bannir, c’était réaliser le même exercice avec une enclume.
Soudain, les nuages commencèrent à devenir moins épais et plus clairs. Un processus assez lent, là encore. Avec le climat, précipiter les choses risquait de répandre le phénomène sur des lieues, et on ne pouvait jamais dire quelles seraient les conséquences. Une tempête ? Des inondations ? Une douce chaleur ? Une brise agréable ? En d’autres termes, c’était une loterie.
Lorsque les nuages atteignirent le mur d’enceinte, ils n’étaient plus que légèrement gris et déversaient un crachin qui trempa néanmoins les boucles blondes d’Elayne.
— Ça suffira ? demanda Aviendha en inclinant la tête pour laisser la pluie ruisseler sur ses joues. J’adore regarder l’eau tomber du ciel.
Vraiment ? Sans jamais se lasser ? Depuis le début du printemps, il pleuvait tous les jours.
— Elayne, il est temps de retourner au palais, dit Birgitte. (Après avoir débandé son arc, elle glissa la corde dans sa poche – une saine précaution contre l’humidité.) Plusieurs hommes ont besoin des soins d’une sœur… et mon petit déjeuner semble remonter à deux jours.
Elayne plissa le front. Dans le lien, elle capta tout ce qu’elle avait besoin de savoir. Birgitte n’en pouvait plus. Mais ce qu’elle voulait surtout, c’était éloigner la fragile future maman de la pluie. Comme si elle risquait de fondre !
Soudain, la Fille-Héritière prit conscience des gémissements des blessés. Ces hommes avaient vraiment besoin de soins. Même si elle avait pu canaliser, la moins grave de leurs blessures était bien au-delà de ses compétences. Et en matière de guérison, Aviendha ne valait pas mieux qu’elle.
— Oui, il est temps, dit la Fille-Héritière.
Si seulement elle avait pu de nouveau contrôler ses émotions ! Sûrement que Birgitte ne s’en serait pas plainte. Elle avait rosi à cause de la honte de son Aes Sedai.
Le front plissé comme Elayne, Birgitte la précéda à l’intérieur de la tour.
Dehors, Cœur de Feu et Mageen attendaient patiemment là où on avait laissé tomber leurs rênes. Rien que de très normal, avec des chevaux bien dressés.
Un moment, Birgitte et Elayne restèrent seules avec les gardes rapprochées, puis Alise et les autres femmes de la Famille déboulèrent d’une venelle. Dans la rue, on n’apercevait pas l’ombre d’un chariot ou d’une charrette et toutes les portes étaient fermées. Des volets occultaient toutes les fenêtres, y compris celles de maisons qui devaient être vides. Dans le coin, presque tous les citadins avaient eu le bon sens de détaler dès qu’il était devenu évident que des centaines d’hommes s’entre-tueraient au-dessus de leurs têtes.
Un rideau bougea pourtant, révélant brièvement un visage de femme. Certaines personnes se régalaient des spectacles morbides…
En conversant à voix basse, les quatre femmes de la Famille se placèrent à l’endroit où elles avaient ouvert leur portail, quelques heures plus tôt. Avisant les cadavres, sur les pavés, elles hochèrent la tête, mais ce n’étaient pas les premiers morts qu’elles voyaient.
Aucune de ces femmes n’aurait pu passer l’épreuve d’Acceptée ; pourtant, elles se montraient calmes et confiantes – aussi dignes que des sœurs malgré la pluie qui leur collait les cheveux sur le crâne.
Depuis qu’elles avaient appris le plan d’Egwene les concernant – la Famille, associée à la tour, deviendrait un lieu d’accueil pour les Aes Sedai retraitées –, ces femmes s’inquiétaient beaucoup moins pour leur avenir. Surtout quand on leur avait précisé que leur Règlement resterait en vigueur, les anciennes sœurs étant tenues de le respecter.
Si toutes ces femmes ne croyaient pas aux lendemains qui chantaient – ce dernier mois, sept d’entre elles étaient parties sans un mot ni un message –, la plupart s’étaient laissé convaincre et la foi leur avait redonné du cœur au ventre. En outre, se voir confier une mission leur avait rendu leur fierté.
Elayne n’avait pas pris conscience de leur souffrance, jusqu’au jour où elles avaient cessé de se voir comme des réfugiées qui dépendaient entièrement d’elle. Depuis, toutes ces femmes marchaient la tête haute et leur regard n’était plus voilé par l’inquiétude. Hélas, elles avaient aussi beaucoup moins tendance à se prosterner devant les sœurs. Cela dit, cette réaction était antérieure à la découverte du plan d’Egwene. Enclines à tenir les Aes Sedai pour des êtres supérieurs, les membres de la Famille avaient vite découvert que le châle ne suffisait pas à faire d’une femme plus que ce qu’elle était au départ.
Alise dévisagea Elayne, pinça un moment les lèvres et lissa le devant de sa robe alors qu’il n’avait pas le moindre pli. Elle s’était insurgée parce qu’on avait autorisé – autorisé, par la Lumière ! – Elayne à venir ici. Et Birgitte avait failli céder. Quand elle s’y mettait, Alise renversait tout sur son passage.
— Capitaine général, on peut y aller ?
— On peut, oui, répondit Elayne.
Alise attendit que Birgitte ait acquiescé, puis elle ignora superbement la Fille-Héritière. Décidément, Nynaeve aurait dû s’abstenir de regonfler le moral de ces femmes. Dès qu’elles se reverraient, Elayne aurait quelques mots à lui dire.
Le portail apparut et s’ouvrit pour dévoiler la cour des écuries principales du palais. Mais ce qu’on voyait de l’arche d’entrée d’un des bâtiments semblait un peu… décalé, selon Elayne.
Une fois qu’elle eut franchi le portail, elle comprit pourquoi. Dans la cour, il y en avait un autre, légèrement plus petit. Dans les cas de ce genre, la seconde ouverture était décentrée afin que les deux structures ne se touchent pas. Cela dit, l’intervalle entre les deux restait plus fin qu’une feuille de parchemin.
Du premier portail se déversait une colonne de cavaliers qui se dirigeaient aussitôt vers l’arche de sortie des écuries. Si certains de ces hommes seulement paradaient dans un plastron étincelant comme leur casque, tous arboraient la veste rouge à col blanc des Gardes de la Reine. Deux nœuds d’or sur l’épaule gauche, un grand type costaud, casque calé contre la hanche, les regardait défiler.
— Un spectacle revigorant pour des yeux fatigués, murmura Birgitte.
Des petits groupes de femmes de la Famille écumaient les campagnes pour rassembler les soutiens d’Elayne, mais c’était une opération hasardeuse. Jusque-là, ces femmes avaient parlé de dizaines et de dizaines de groupes désireux d’entrer en ville. Hélas, elles n’en avaient trouvé que cinq, pour moins d’un millier d’hommes en tout. Depuis qu’on savait combien de soldats Arymilla avait placés autour de la ville, les partisans de la maison Trakand faisaient profil bas, et on pouvait les comprendre.
Dès qu’Elayne et son groupe apparurent, des palefreniers en uniforme rouge orné du Lion Blanc accoururent. La bouche édentée, une couronne de cheveux blancs sur la tête, un vieux type maigrichon vint prendre les rênes de Cœur de Feu. Tenant l’étrier d’Elayne, une femme grisonnante l’aida à mettre pied à terre. Ignorant la pluie, la Fille-Héritière pataugea dans les flaques d’eau pour rejoindre l’officier. Les cheveux collés sur le crâne, c’était un jeune homme encore très loin de l’âge mûr.
— Que la Lumière brille sur toi, lieutenant. Quel est ton nom ? Et combien d’hommes nous amènes-tu ? Pour commencer, d’où viennent-ils ?
De l’autre côté du plus petit portail, Elayne distingua une double colonne de cavaliers qui s’étirait à perte de vue. Dès que deux hommes avaient franchi le passage, deux nouveaux les remplaçaient à la fin visible de la colonne.