Выбрать главу

— Je te suis, général de bannière.

Sur ces mots, Suroth sortit dans le couloir sans attendre l’officier et fit de son mieux pour ignorer les deux Gardes de la Mort immobiles comme des statues. L’honneur d’être protégée par ces hommes en armure rouge et vert lui valait des frissons glacés. Depuis la disparition de Tuon, elle s’efforçait de faire comme s’ils n’existaient pas.

Éclairé par des lampes à déflecteur dorées, le couloir orné de tapisseries à motifs marins était désert, si on exceptait les quelques serviteurs déjà à l’ouvrage. Pensant qu’une simple révérence suffisait, ces gueux et ces gueuses se permettaient en outre de poser les yeux sur Suroth.

Devait-elle en toucher un mot à Beslan ? Non… En termes juridiques, le nouveau roi d’Altara était son égal, et il ne consentirait pas à imposer la discipline à ses serviteurs. Pour ne plus voir les insultes répétées de la vermine, Suroth garda les yeux rivés devant elle.

Najirah la rattrapa et marcha à ses côtés. En réalité, elle n’avait pas besoin d’un guide. Galgan, elle devinait où il l’attendait.

La salle était à l’origine réservée aux bals. Carrée et très vaste, elle arborait un plafond peint et décoré d’oiseaux et de poissons évoluant dans ce qui semblait être un mélange de nuages et de vagues. Ce monument de laideur était le seul vestige de la vocation première des lieux. Aujourd’hui, éclairés par des lampes à pied, des rayonnages lestés de dossiers occultaient les murs rouge clair. En redingote marron, des fonctionnaires allaient et venaient le long de la grande table couverte de cartes. Aucune plume n’ornant son casque rouge et jaune, un jeune sous-lieutenant frôla Suroth sans manifester la moindre intention de se prosterner. Distraits, les fonctionnaires daignaient à peine s’écarter pour la laisser passer. Sous la férule de Galgan, la discipline se relâchait. Histoire de « gagner du temps lors des crises », selon le capitaine général. Pour Suroth, il s’agissait surtout de goujaterie.

Sa tunique rouge brodée d’oiseaux aux ailes étincelantes, Lunal Galgan arborait une crête de cheveux blancs dont la queue, tressée mais pourtant en bataille, tombait sur ses épaules. Debout devant la table, il était entouré d’autres officiers de haut rang – certains en plastron, d’autres en tunique et tous aussi échevelés que lui. Visiblement, Suroth n’était pas la première à avoir reçu une « convocation ».

Encore une offense ! Décidément, garder son calme tenait de l’exploit.

Galgan était arrivé avec Tuon. Pour Suroth, c’était un quasi-inconnu, mais elle savait quand même que ses ancêtres avaient compté parmi les premiers à soutenir Luthair Paendrag et qu’il jouissait d’une solide réputation de guerrier et de commandant. Parfois, la réputation et la vérité se recoupaient. Quoi qu’il en soit, Suroth abominait ce rustre.

Pour l’accueillir, il lui posa les mains sur les épaules, selon le protocole, puis l’embrassa sur les joues. Forcée de lui retourner l’embrassade, la Haute Dame s’efforça de ne pas plisser le nez quand elle capta de forts effluves masculins.

Les traits aussi détendus que le lui permettaient ses rides, Galgan avait néanmoins une ombre d’inquiétude dans le regard. Parmi les hommes et les femmes qui l’entouraient – pour l’essentiel des membres du Sang inférieur ou de la plèbe –, beaucoup avaient le front plissé.

La carte du Tarabon déroulée sur la table et tenue aux quatre coins par des lampes expliquait la tension ambiante. Dessus, des flèches rouges indiquaient les forces seanchaniennes en mouvement et des étoiles de la même couleur représentaient les troupes en garnison. Sur chaque marqueur, un petit drapeau indiquait le numéro et la composition de la division.

Mais ce n’était pas ça le hic. Sur toute la carte, des disques noirs signalaient les sites d’escarmouche ou de bataille, et des blancs symbolisaient les troupes ennemies – presque toujours sans indication de nationalité. Comment pouvait-il y avoir tant d’ennemis au Tarabon ? Un pays aussi sûr que…

— Que s’est-il passé ? demanda Suroth.

— Il y a trois heures, des raken sont arrivés avec des messages du lieutenant général Turan, annonça Galgan sur le ton de la conversation.

Une manière de ne pas faire son rapport… Et en gardant les yeux baissés sur la carte, pour ne pas croiser ceux de Suroth.

— Mis bout à bout, continua l’officier, ces messages composent un rapport, mais celui-ci n’est pas complet, et il restera ainsi un moment… Mais on peut dégager de grandes lignes. Depuis l’aube d’hier, sept camps d’intendance majeurs ont été attaqués et incendiés. Une vingtaine, bien plus petits, ont subi le même sort. Autant de caravanes au moins ont fini en cendres et dix-sept avant-postes mineurs ont été rayés de la carte. Ajoutons à ce compte les onze patrouilles portées disparues et les quinze escarmouches diverses. Ah, j’allais oublier les raids contre nos colons. Les pertes civiles sont légères – pour l’essentiel des fermiers qui tentaient de défendre leurs biens –, mais les dégâts matériels se révèlent importants. Beaucoup de chariots, d’entrepôts et même de fermes ont brûlé. Et partout, on trouve le même message : « Fichez-le camp du Tarabon. »

» Ces exactions sont l’œuvre de bandes qui comptaient entre deux cents et cinq cents hommes. En tout, on estime que dix mille soldats, ou peut-être le double, les ont perpétrées. Presque tous des Tarabonais, faut-il préciser. Et la plupart arboraient une armure couverte de rayures…

Suroth aurait volontiers grincé des dents. Si Galgan commandait les soldats du Retour, c’était elle qui dirigeait les Éclaireurs, et à ce titre, elle avait l’autorité sur lui malgré sa crête et ses ongles vernis de rouge.

Si Galgan, jusque-là, n’avait pas cherché à prendre sous son commandement les Éclaireurs, c’était à cause de la disparition de Tuon. Fine mouche, le gaillard ne tenait pas à en assumer la responsabilité. Et surtout, il n’avait aucune envie de devoir s’excuser, si les choses tournaient mal.

« Abominer » était un euphémisme. En réalité, Suroth vomissait Galgan.

— Une mutinerie ? lâcha-t-elle, fière de son ton glacial.

À l’intérieur, elle bouillait de rage.

Galgan secoua la tête, faisant osciller sa crête blanche.

— Non. Les rapports sont unanimes : tous nos Tarabonais se sont bien battus. Et parmi nos rares prisonniers, aucun n’appartient à nos alliés. En revanche, beaucoup sont des fidèles du Dragon qu’on croyait réfugiés en Arad Doman.

» En outre, un nom revient très souvent. Rodel Ituralde. Ce Domani tirerait les ficelles de l’entière opération. De ce côté de l’océan, on le tient pour un des plus grands généraux, et je veux bien croire que tout ça porte sa signature.

Suroth en frémit d’indignation. Ce crétin semblait pétri d’admiration pour un ennemi !

— Ce n’est pas une mutinerie, Haute Dame, mais une attaque massive. Cela dit, notre adversaire ne s’en sortira pas avec tous ses hommes.

Fidèles du Dragon… Comme une arête de poisson, ce nom restait coincé dans la gorge de Suroth.

— Il y a des Asha’man dans le coup ?

— Ces hommes capables de canaliser ? (L’air révulsé, Galgan esquissa un signe censé conjurer le mal.) Aucun rapport ne les mentionne, et ils ne seraient pas passés inaperçus.

Suroth aurait voulu couvrir Galgan d’injures, mais se défouler sur un autre membre du Haut Sang aurait entaché son honneur. Pis encore, ça n’aurait servi à rien. Mais il fallait que sa rage sorte.

La Haute Dame était très fière de ce qu’elle avait accompli au Tarabon. Et soudain, ce pays semblait être revenu au chaos dont elle l’avait tiré. Tout ça à cause d’un seul homme.

— Ce maudit Ituralde, je veux sa tête, capitaine général.

— Il paiera, ne vous inquiétez pas… (Galgan baissa les yeux sur la carte pour étudier certains petits drapeaux.) Turan ne tardera pas à le renvoyer en Arad Doman, la queue entre les jambes. Avec un peu de chance, il le fera même prisonnier.