— Birgitte pense que ses éclaireuses doivent se reposer. Contrairement à elle.
Sur ces mots, Reanne coula un regard appuyé à la Championne. Dans le lien, Elayne capta de l’agacement.
Pour une raison inconnue, Aviendha gloussa. Malgré tous ses efforts, la Fille-Héritière ne comprenait toujours pas l’humour aiel.
— Demain, continua Reanne, je repartirai… Tout ça me rappelle le temps où j’étais une marchande ambulante propriétaire d’une seule mule.
Toutes les femmes de la Famille exerçaient une multitude de professions durant leur longue vie. Une précaution, histoire que personne ne s’aperçoive qu’elles ne vieillissaient presque pas. Les plus anciennes étaient expertes en une dizaine d’activités, voire davantage. Et passer de l’une à l’autre ne les dérangeait pas.
— J’ai décidé d’utiliser mon jour de repos à aider Jillari, qui doit se choisir un nom de famille. Au Seanchan, quand une fille porte un collier, on efface son nom de sa lignée. Du coup, la pauvre se sent indigne du nom avec lequel elle est née. Jillari a reçu le sien en même temps que l’a’dam, et elle voudrait le conserver.
— Ces Seanchaniens, fit Elayne, il y a un tombereau de raisons de les haïr.
Avec un temps de retard, elle saisit l’importance de tout ça… Apprendre à faire une révérence… Choisir un nom… Que la Lumière la brûle ! En plus de tout, si sa grossesse la rendait lente d’esprit…
— Quand Jillari a-t-elle changé d’idée à propos du collier ? demanda la Fille-Héritière.
Aucune raison de clamer sur tous les toits qu’elle était un peu débile, ces derniers temps…
Reanne ne broncha pas, mais elle hésita assez longtemps pour faire comprendre que la petite comédie de son interlocutrice n’avait pas pris.
— Ce matin même, après ton départ et celui de Birgitte. Sinon, je t’en aurais informée. (Reanne changea de sujet, histoire qu’on ne s’attarde pas trop sur un point… glissant.) Et il y a d’autres bonnes nouvelles. Enfin, pas très mauvaises. Une des sul’dam – Marli Noichin, tu vois qui c’est ? – a reconnu qu’elle voit les tissages.
— Une excellente nouvelle, ça, murmura Elayne. Il en reste vingt-huit qui mentent, mais ce sera plus facile, maintenant que la première a craqué.
La Fille-Héritière avait assisté à une tentative visant à convaincre Marli qu’elle pouvait canaliser, puisqu’elle voyait les tissages. Intraitable, la Seanchanienne, ce jour-là, avait campé sur ses positions – même après s’être mise à pleurer.
— Pas très mauvaises, ai-je dit, soupira Reanne. À ses propres yeux, Marli aurait tout aussi bien pu avouer avoir tué des enfants. À présent, elle insiste pour être affublée d’un a’dam. Elle implore qu’on lui mette un collier ! J’en ai la chair de poule. Avec elle, je ne sais pas quoi faire.
— Si, la renvoyer aux Seanchaniens dès que nous le pourrons, dit Elayne.
Reanne s’arrêta net, les sourcils arqués. Birgitte se racla la gorge – dans le lien, son impatience était palpable –, et Reanne sursauta avant de repartir d’un pas plus vif qu’avant.
— Ils feront d’elle une damane. Je ne peux pas condamner une femme à ce sort.
Elayne gratifia sa Championne d’un regard qui glissa sur elle comme une dague sur le fer d’une bonne armure. Pour sa part, l’archère resta de marbre. À ses yeux, une Championne était également une sorte de grande sœur. Ou encore pire, de mère…
— Moi, je peux, lâcha Elayne avant de presser elle aussi le pas. (Être au sec plus vite ne lui ferait pas de mal, tout bien pesé…) Elle a participé au calvaire d’assez de femmes pour mériter de partager leur sort. Mais ce n’est pas pour ça que je désire la renvoyer chez elle. Si une des autres voulait rester et apprendre, rachetant ses mauvaises actions, je ne la renverrais en aucun cas dans son pays. Mais en réalité, j’espère qu’elles réagiront toutes comme Marli. Les Seanchaniens lui feront porter un a’dam, Reanne, mais sans pouvoir garder secrète son ancienne fonction. Chaque sul’dam que je renverrai aux Seanchaniens pour qu’ils lui mettent un collier détruira les racines mêmes de leur civilisation.
— Une décision très dure, fit Reanne, sincèrement triste. (Elle froissa sa jupe, la lissa puis la froissa de nouveau.) Tu devrais peut-être y réfléchir quelques jours de plus. Après tout, il n’y a pas d’urgence.
Elayne serra les dents. Reanne laissait tout simplement sous-entendre qu’elle avait décidé ça sur un coup de tête. Un caprice de femme enceinte !
Était-ce le cas ? À première vue, agir ainsi semblait raisonnable et logique. Ces sul’dam, on ne pouvait pas les garder prisonnières jusqu’à la fin des temps. Renvoyer chez elles les femmes qui refusaient d’être libres était une façon de s’en débarrasser tout en portant un coup aux Seanchaniens. C’était bien plus que l’expression d’une haine primaire.
Bien entendu ! Que la Lumière la brûle ! Elle en avait assez de douter de ses propres décisions. Dans sa position, elle n’avait pas le droit de se tromper.
Cela dit, non, il n’y avait pas urgence. En tout état de cause, il vaudrait mieux renvoyer un groupe. Ainsi, il y aurait moins de risques que quelqu’un organise un « accident ». De telles bassesses étaient bien le genre des Seanchaniens…
— J’y réfléchirai, Reanne, mais je doute de changer d’avis.
La Tricoteuse soupira. Attendant avec impatience de retourner à la Tour Blanche avec le statut de novice – on l’avait entendue dire qu’elle enviait Kirstian et Zarya –, elle rêvait d’intégrer l’Ajah Vert, mais Elayne restait dubitative. Reanne était une femme douce – tendre, en réalité – et la Fille-Héritière n’avait jamais rencontré une sœur verte qu’on puisse qualifier ainsi. Même celles qui semblaient fragiles ou éthérées étaient en réalité dures comme l’acier, derrière leur façade.
Devant Elayne, Vandene émergea d’un couloir latéral. Mince, les cheveux blancs, elle paraissait glisser sur le sol dans sa robe de laine grise à galons marron. Toujours perdue dans ses pensées, elle avança vers la Fille-Héritière sans même la remarquer.
Une sœur verte, plus dure que la tête d’un marteau de guerre. Son Champion, Jaem, marchait à ses côtés. Tout en conversant, il passait de temps en temps une main dans ses cheveux gris clairsemés. Mince et noueux, flottant dans sa veste vert foncé, c’était un vieil homme, mais au moins aussi dur que son Aes Sedai. Le genre d’antique racine qu’une hache ne parvenait pas à entailler. En robe blanche de novice, Kirstian, pâle comme toute Cairhienienne, et Zarya, petite et aux hanches étroites, suivaient humblement, les mains croisées.
Pour des fugitives qui avaient réalisé un exploit très rare – rester hors de portée de la tour pendant des décennies, voire des siècles pour Kirstian –, elles s’adaptaient remarquablement à leur retour à la case « novice ». Mais après tout, le Règlement de la Famille n’était pas loin des lois qui régissaient les novices et de celles que respectaient délibérément les Acceptées. Pour elles, la tenue blanche et la perte de liberté d’aller et venir à leur guise étaient peut-être les seuls vrais changements. Encore qu’en matière de mobilité, la Famille se montrait assez restrictive.