— Un peu de chance ? s’écria Suroth. Je ne me fie jamais au hasard.
Cette fois, elle explosait, et elle n’envisagea pas de se contenir. Comme si Ituralde s’y cachait, elle balaya la carte du regard.
— Si Turan doit traquer une centaine de bandes, selon vos dires, il lui faudra beaucoup d’éclaireurs pour les repérer. Et je veux qu’elles le soient toutes. Surtout celle que dirige ce Domani de malheur. Général Yulan, je veux que quatre raken sur cinq – non, neuf sur dix ! – présents en Altara et en Amadicia soient transférés au Tarabon. Avec ça, si Turan ne réussit pas, nous verrons si sa tête suffira à apaiser ma colère.
Petit homme à la peau noire en tunique bleue brodée d’aigles à crête sombre, Yulan devait s’être apprêté trop vite pour appliquer sur son crâne la substance qui tenait en place sa perruque. Sinon, pourquoi l’aurait-il touchée sans cesse pour ajuster sa position ?
Yulan était capitaine de l’air au sein des Éclaireurs. Son homologue dans le Retour était seulement général de bannière, car son supérieur, plus gradé, avait péri pendant le voyage. Du coup, Yulan ne risquait pas que ce rival lui mette des bâtons dans les roues.
— Une excellente décision, Haute Dame. Cela dit, puis-je suggérer de laisser en place les raken d’Amadicia et ceux que commande la générale de bannière Khirgan ? Les raken sont sans égaux quand il s’agit de repérer des Aiels, et en deux jours, nous n’avons toujours pas localisé les Capes Blanches. Le général Turan aurait quand même…
— Les Aiels nous posent chaque jour un peu moins de problèmes, coupa Suroth. Et une poignée de déserteurs ne représente rien.
Une main tenant sa perruque, Yulan hocha la tête. Après tout, il n’était pas membre du Haut Sang.
— Sept mille hommes, marmonna Galgan, ça fait beaucoup pour une « poignée »…
— On ne discute pas mes ordres ! explosa Suroth.
Que les soi-disant Fils de la Lumière soient maudits ! Pour l’heure, elle n’avait pas encore décidé si Asunawa et ses quelques milliers de fidèles, restés loyaux à l’Empire, deviendraient ou non des da’covale. Ils n’avaient pas trahi, certes, mais combien de temps ça durerait ? D’autant plus qu’Asunawa ne cachait pas sa haine des damane. Un grand instable, celui-là…
Comme si rien de tout ça ne le dérangeait, Galgan haussa les épaules. Du bout d’un ongle verni de rouge, il traça des lignes sur la carte, anticipant des mouvements de troupes.
— Tant que vous ne voudrez pas aussi les to’raken, je n’émettrai aucune objection. Ce plan-là doit se poursuivre. L’Altara est tombé entre nos mains comme un fruit mûr, je ne suis pas encore prêt à passer à l’Illian, et nous devons effectivement pacifier de nouveau le Tarabon. Si on ne garantit pas sa sécurité, le peuple se retournera contre nous.
Suroth regretta d’avoir laissé paraître sa colère. Ce type n’émettrait pas d’objections ? Il n’était pas prêt à passer à l’Illian ? À mots couverts, que disait-il sinon qu’il ne se sentait pas obligé d’obéir aux ordres de la Haute Dame ? De l’insubordination, mais feutrée, histoire de ne courir aucun risque.
— J’entends qu’on transmette à Turan le message suivant, dit Suroth d’un ton serein qui lui coûta des trésors de volonté. Même s’il doit traquer Rodel Ituralde jusqu’au fin fond de l’Arad Doman puis dans la Flétrissure, je veux qu’il m’envoie un jour sa tête. Et s’il n’y parvient pas, je me consolerai avec la sienne.
Galgan fit la moue puis consulta de nouveau la carte.
— Turan a parfois besoin qu’on lui chauffe un peu les fesses… Quant à l’Arad Doman, il le connaît comme sa poche. Très bien, Haute Dame, votre message sera envoyé.
Incapable de rester plus longtemps dans la même pièce que ce pantin, Suroth partit sans prononcer un mot. Pour ne pas crier, c’était la seule solution.
Sur le chemin de sa chambre, elle ne prit pas la peine de cacher sa rage. Les Gardes de la Mort firent comme s’ils ne voyaient rien, comme d’habitude. Hors d’elle, Suroth claqua derrière elle la porte de l’antichambre. Un bruit qui ferait peut-être sursauter les deux colosses.
Sur le chemin de son lit, Suroth se débarrassa de ses pantoufles, défit la ceinture de sa robe de chambre et laissa tomber le vêtement sur le sol. Elle devait trouver Tuon. C’était impératif.
Si elle avait pu deviner le plan de la Fille des Neuf Lunes, ça lui aurait donné une idée de sa cachette. Si seulement…
Soudain, les murs, le plafond et même le sol de la chambre émirent une lumière argentée. Avec un petit cri, Suroth pivota lentement sur elle-même pour étudier la cage de lumière où elle était prisonnière. Ce faisant, elle découvrit une femme composée de flammes crépitantes et vêtue de feu liquide.
De nouveau debout, Almandaragal n’attendait qu’un ordre pour attaquer.
— Je suis Semirhage, annonça la femme, sa voix sonnant comme un glas.
— Couché, Almandaragal ! cria Suroth.
Enfant, parce que le voir se prosterner devant elle l’amusait, elle avait appris au lopar à obéir à cet ordre. Mais c’était la première fois qu’elle le lançait tout en se mettant elle aussi à plat ventre. Le visage contre le tapis, elle souffla :
— Je vis pour obéir et servir, Grande Maîtresse.
Sur l’identité de la femme, aucun doute n’était possible. Au monde, personne n’aurait osé usurper ce nom-là ! Et qui d’autre pouvait prendre l’apparence d’un feu vivant ?
— On dirait bien que tu vis aussi pour gouverner, fit Semirhage, un instant amusée – mais ça ne dura pas. Regarde-moi quand je parle ! Je déteste cette façon des Seanchaniens de ne jamais croiser mon regard. On dirait que vous me cachez toujours quelque chose… Ma fille, tu n’essaierais pas de m’abuser, pas vrai ?
— Bien sûr que non, Grande Maîtresse, fit Suroth en se redressant assez pour s’asseoir sur les talons. Ça ne me viendrait pas à l’idée.
Levant les yeux, elle les riva sur la bouche de Semirhage. Remonter jusqu’à ses yeux la terrorisait trop. Mais sûrement que ce gros effort suffirait.
— C’est mieux…, approuva l’Élue. Bien, jusqu’où va ton désir de pouvoir, exactement ? Au prix de quelques morts – Galgan et une poignée d’autres –, tu pourrais t’autoproclamer Impératrice. Avec mon aide, évidemment. Ce n’est pas si important que ça, mais l’occasion fait la larronne, et tu serais bien plus coopérative que l’Impératrice actuelle.
L’estomac retourné, Suroth redouta de devoir le vider.
— Grande Maîtresse, le châtiment, pour un tel crime, est de paraître face à la véritable Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement –, puis d’être écorchée vive devant ses yeux. Ensuite…
— Une punition imaginative, bien qu’un peu primaire, coupa Semirhage. Mais ta tirade tombe à plat. L’Impératrice Radhanan est morte. La quantité de sang que peut contenir un corps humain m’étonnera toujours. Le Trône de Cristal en était couvert. Accepte ma proposition, Suroth. Je ne la répéterai pas. Tu me faciliterais la vie, c’est vrai, mais pas assez pour que je m’abaisse à t’implorer.
Suroth dut se forcer à prendre une grande inspiration.
— Alors, Tuon est la nouvelle Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement.
Tuon prendrait un nouveau nom, qui serait rarement prononcé hors du cercle des intimes. L’Impératrice était… l’Impératrice, tout simplement.
Les bras autour du torse, Suroth éclata en sanglots. Alarmé, son lopar la regarda comme s’il entendait venir à son secours.
Semirhage, elle, éclata de rire.