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— Tu pleures Radhanan, Suroth ? Ou est-ce l’idée de voir Tuon sur le Trône de Cristal ?

Entre ses sanglots, Suroth expliqua la situation à l’Élue. Héritière en titre, Tuon était devenue Impératrice à la minute même où sa mère rendait l’âme. Sauf si Radhanan avait été assassinée. Un crime ourdi par une de ses sœurs, nécessairement. Et dans ce cas, Tuon aussi avait quitté ce monde…

Rien de tout ça ne faisait la moindre différence. Suroth devrait retourner à Seandar pour s’excuser du décès d’une éphémère Impératrice, et ce devant la femme qui en était responsable. Une fine mouche, qui aurait attendu l’annonce officielle de la mort de Tuon avant de faire valoir son droit au trône.

Suroth ne put se résoudre à dire qu’elle se suiciderait avant d’en arriver là. Énoncée à voix haute, une telle chose était infamante.

De toute façon, elle refusait de mourir ! Ne lui avait-on pas promis la vie éternelle ?

Cette fois, le rire de Semirhage – un coup de poignard – coupa le souffle de la Haute Dame. Sa tête de feu inclinée en arrière, l’Élue s’abandonnait à une hilarité sans borne. Quand elle se fut enfin reprise, elle essuya du bout des doigts les flammèches qui lui tenaient lieu de larmes.

— Je n’ai pas été assez précise, lâcha-t-elle. Radhanan est morte, tout comme ses filles, ses fils et la moitié de la cour. Il n’y a plus de famille impériale, à part Tuon. Et il n’y a plus d’Empire. Comme des dizaines d’autres villes, Seandar est entre les mains d’émeutiers et de pillards. Cinquante nobles au moins se disputent le trône, leurs armées s’entre-tuant. Des monts Aldael à Salaking, la guerre civile fait rage. Du coup, tu peux en toute sécurité te débarrasser de Tuon et prendre sa place. J’ai fait en sorte qu’un bateau arrive bientôt avec des nouvelles du désastre en cours.

S’esclaffant de nouveau, Semirhage prononça une phrase étrange :

— Que règne le Seigneur du Chaos !

Contre sa volonté, Suroth écarquilla les yeux. L’Empire était… détruit ? Semirhage avait assassiné l’Impératrice ? Au sein du Sang, Haut ou non, et même de la famille impériale, le meurtre n’était pas une pratique inconnue. Mais qu’une personne extérieure frappe ainsi le cercle intime du pouvoir était… impensable. Même s’il s’agissait d’une des Da’concion, ces êtres de légende qu’on nommait les Élus sur ce continent.

Devenir Impératrice, même en exil ? Soudain, Suroth eut une folle envie d’éclater de rire. Elle pourrait boucler le cycle, prendre d’abord ce continent, puis charger son armée de reconquérir le Seanchan.

Non sans efforts, elle parvint à reprendre le contrôle de ses nerfs.

— Grande Maîtresse, si Tuon est encore vivante, la tuer sera très difficile.

Ces paroles écorchèrent la gorge de Suroth. Assassiner une Impératrice… L’idée même était glaçante. Oui, mais devenir Impératrice ? Une perspective à vous faire tourner la tête…

— Tuon sera accompagnée de ses sul’dam et de ses damane, et des Gardes de la Mort la protégeront.

Très difficile ? Non, ce serait impossible. Sauf si Semirhage daignait s’en charger. Mais même pour elle, six damane pouvaient être un obstacle insurmontable. De plus, un dicton courait dans les rangs des roturiers : « Les puissants ordonnent aux gueux de creuser la boue. Ainsi, ils gardent les mains propres. »

Suroth avait entendu cet aphorisme par hasard, puis fait châtier l’insolent qui le déclamait. Cela posé, la vérité restait la vérité.

— Réfléchis, Suroth ! S’ils avaient su ce que tramait l’héritière, le capitaine Musenge et ses hommes seraient partis la même nuit que Tuon. À présent, ils la cherchent. Tu dois tout faire pour la trouver la première, mais en cas d’échec, ses Gardes de la Mort ne la protégeront peut-être pas tant que ça. Dans ton armée, tous les soldats savent qu’une partie des Gardes au moins sont complices d’une usurpatrice. De l’avis général, cette femme et tous ceux qui la soutiennent devraient être écartelés, leurs restes enfouis dans un donjon. En secret, pour que la honte ne retombe pas sur l’Empire.

Ce plan tenait la route… Repérer un groupe de Gardes de la Mort serait assez facile. Si elle apprenait combien d’hommes Musenge avait emmenés, Suroth pourrait envoyer Elbar avec une force cinquante fois supérieure. Non, cent fois, pour compenser les damane. Ensuite…

— Grande Maîtresse, tu as conscience que je ne peux pas m’autoproclamer Impératrice avant d’être sûre du décès de Tuon ?

— Ça va de soi, fit Semirhage, de nouveau amusée – un glas joyeux, en voilà encore une nouveauté ! Mais n’oublie pas : si Tuon se remontre, ça ne me dérangera pas. Alors, ne tarde pas à agir.

— C’est compris, Grande Maîtresse. Je tiens à monter sur le trône, et pour ça, il me faut tuer l’Impératrice.

Au fil des minutes, cette idée devenait de moins en moins choquante.

Selon Pevara, les appartements de Tsutama Rath dépassaient toutes les limites de la flamboyance pour sombrer dans le gouffre sans fond de l’extravagance.

Les modestes origines de Pevara – fille d’un humble boucher – n’étaient pour rien dans ce jugement. Le salon, par exemple, lui mettait les nerfs en pelote. Sous des moulures dorées sculptées en forme d’hirondelles en plein vol, deux des murs étaient tendus de tapisseries du plus mauvais effet. L’une « offrait » aux regards un parterre de roses rouges et l’autre un gros buisson de Prostanthera aux fleurs grosses comme les deux mains croisées de Pevara. Sans les dorures et les sculptures qui auraient largement suffi à un trône, les chaises et la table auraient pu être agréables à regarder. Même chose pour les lampes et le manteau de la cheminée, en outre sculpté d’étalons au galop. Au-dessus d’un foyer en marbre veiné de rouge, l’effet était garanti…

Sur les guéridons, des porcelaines du Peuple de la Mer – quatre vases et six coupes, le tout hors de prix – voisinaient avec des statuettes en jade ou en ivoire. Pas des petites pièces, il fallait le préciser. Quant à la figurine de femme en train de danser, un peu plus modeste, elle semblait avoir été taillée dans un rubis géant.

Un grossier étalage de richesses, aux yeux de Pevara. Pour ne rien arranger, en plus de la pendule dorée qui reposait sur le manteau de la cheminée, on en trouvait une deuxième dans la chambre et une troisième dans le boudoir. Trois pendules ! Même sans dorure ni rubis, ç’aurait été ostentatoire.

Pourtant, la pièce faisait un écrin parfait pour la femme assise en face de Pevara et Javindhra. Là encore, le mot « flamboyance » s’imposait. D’une beauté hors du commun, Tsutama portait un filet d’or sur les cheveux et des pierres précieuses énormes ornaient le lobe de ses oreilles et brillaient autour de son cou. Comme toujours, elle était vêtue d’une robe de soie écarlate brodée de fils d’or qui, aujourd’hui, moulait étroitement son opulente poitrine. Sans la connaître, on aurait pu croire qu’elle cherchait à faire bouillir le sang des hommes. En réalité, longtemps avant d’être chassée de la Tour Blanche, elle ne faisait pas mystère de son aversion pour les mâles. Face à un chien enragé, elle aurait fait montre de plus de compassion que devant un membre de la gent masculine.

Avant son exil, Tsutama avait la réputation d’être plus dure que la pierre. Pourtant, lors de son retour parmi les Aes Sedai, beaucoup l’avaient vue comme un roseau brisé. Mais cette impression n’avait pas duré. Très vite, toutes les sœurs qui la fréquentaient s’étaient aperçues que son regard sans cesse en mouvement ne trahissait aucune nervosité. L’exil l’avait changée, certes, mais pas adoucie, très loin de là. Ses yeux, c’étaient ceux d’un félin en chasse, toujours à l’affût d’une proie ou d’un ennemi.