Le reste du visage de cette femme n’était en rien serein. Impassible, oui, et impénétrable comme un masque – sauf quand on la mettait en colère, en tout cas. Même là, sa voix restait calme et glaciale. Une combinaison éprouvante pour les nerfs.
— Ce matin, dit-elle, j’ai entendu des rumeurs dérangeantes sur la bataille des puits de Dumai. Très dérangeantes.
Désormais, les longs silences, sans l’ombre d’un bavardage, suivis de déclarations surprenantes étaient la signature de Tsutama. Et son séjour dans une ferme isolée l’avait initiée à un langage parfois… coloré.
— Par exemple, trois des sœurs mortes appartenaient à notre Ajah ! Par le lait d’une mère dans une tasse !
Toute la tirade sur le même ton monocorde… Mais des yeux accusateurs volant d’une sœur rouge à l’autre.
Pevara ne se laissa pas démonter. Tous les regards de la dirigeante de l’Ajah Rouge semblant accusateurs, il ne fallait surtout pas marquer le coup. Comme un faucon, cette femme fondait en piqué sur la moindre faiblesse.
— Je ne vois pas pourquoi Katerine désobéirait à ton ordre et cesserait de garder pour elle ce qu’elle sait. Et tu ne peux pas penser sérieusement que Tarna serait capable de médire d’Elaida.
Au moins, pas en public. Sur ses sentiments envers Elaida, Tarna veillait plus jalousement qu’un chat sur un trou de souris.
— Mais les sœurs reçoivent des nouvelles de leurs espions. Nous ne pouvons pas les empêcher d’apprendre ce qui s’est passé aux puits. Pour être franche, je m’étonne que ça ait pris si longtemps.
— Pourtant, c’est ainsi, fit Javindhra en tirant sur sa jupe.
À part sa bague au serpent, cette sœur anguleuse de toutes parts ne portait pas de bijoux. Sans aucun ornement, sa tenue était d’un rouge assez sombre pour paraître noir.
— Même si nous nous échinons jusqu’à en faire saigner nos doigts, la vérité sortira tôt ou tard du… puits.
Les lèvres serrées, Javindhra donnait en permanence l’impression de mordre quelque chose. Là, elle semblait pourtant… satisfaite.
Étrange, ça. De notoriété commune, elle était le caniche d’Elaida.
Tsutama la foudroya du regard. Très vite, Javindhra s’empourpra. Sans doute en quête d’un prétexte pour détourner le regard, elle prit sa tasse – dorée à l’or fin et décorée de léopards et de cerfs, selon le style de Tsutama – et but un peu d’infusion.
La Supérieure continua à fixer le même point. Sur Javindhra ou au-delà, Pevara aurait été bien en peine de le dire.
Lorsque Katerine avait évoqué la mort de Galina, aux puits de Dumai, Tsutama, quasiment par acclamation, avait été choisie pour la remplacer. Avant d’être impliquée dans les événements peu glorieux qui avaient provoqué sa chute, elle jouissait en tant que représentante d’une excellente réputation. Parmi les sœurs rouges, beaucoup pensaient qu’il était temps d’élire une dirigeante plus dure encore que toutes celles qui l’avaient précédée.
La fin de Galina avait soulagé Pevara d’un poids écrasant. La Supérieure de l’Ajah Rouge, un Suppôt des Ténèbres ? Quelle torture !
Pourtant, au sujet de Tsutama, Pevara restait… dubitative. Chez cette femme, depuis son retour, il y avait quelque chose de… sauvage. Une part d’imprévisibilité, en tout cas. Était-elle totalement saine d’esprit ?
Certes, mais cette question ne valait-elle pas pour toute la Tour Blanche ? Désormais, combien de sœurs n’étaient pas au bord de la folie ?
Comme si elle lisait les pensées de Pevara, Tsutama posa ses yeux de glace sur elle. Contrairement à Javindhra et à tant d’autres, celle-ci ne sursauta pas et ses joues ne se colorèrent pas. Cela dit, elle regretta que Duhara ne soit pas là, histoire de fournir à la Supérieure une troisième cible.
Plus sérieusement, elle aurait donné cher pour savoir où était partie cette femme et pour quelle raison. Enfin, une armée rebelle campait autour de Tar Valon ! Et Duhara, sans un mot d’explication, avait pris un bateau pour une direction qui restait inconnue.
Par les temps qui couraient, Pevara se méfiait de tout… et presque de toutes.
— Supérieure, nous as-tu convoquées à cause du contenu de cette lettre ? demanda enfin Pevara.
Sous le regard de glace de la dirigeante, elle avait tenu le coup longtemps. À présent, elle aurait bien pris aussi sa tasse, en regrettant qu’elle ne contienne pas du vin.
Joignant le geste à l’intention, elle but et reposa la tasse sur l’étroit accoudoir de son fauteuil. Sous le regard des deux autres femmes, elle eut le sentiment que des araignées grouillaient sur sa peau.
Après une petite éternité, Tsutama baissa les yeux sur la lettre posée sur ses genoux. Si elle ne l’avait pas tenue, la missive se serait enroulée pour former un petit cylindre. Sur le nouveau type de parchemin très fin qui servait à envoyer des messages par pigeon – du « papier », disait-on –, les petites lettres apparaissaient par transparence. Un texte très dense, visiblement…
— C’est une lettre de Sashalle Anderly, annonça la dirigeante de l’Ajah Rouge.
Cette nouvelle arracha un grognement indistinct à Javindhra. Pevara, elle, eut une moue désolée. Pauvre Sashalle…
Inaccessible à la compassion, Tsutama continua sur le même ton neutre :
— Cette maudite femme doit croire que Galina s’en est tirée, puisque la lettre lui est adressée. Pour l’essentiel, son récit confirme ce que nous savons par d’autres sources, y compris Toveine. Mais sans jamais les nommer, elle ose affirmer être « à la tête de la plupart des sœurs présentes à Cairhien ».
— Comment peut-elle commander ne serait-ce qu’une sœur ? fit Javindhra, l’air de ne pas en croire ses oreilles. Aurait-elle perdu l’esprit ?
Pevara se garda de tout commentaire. Tsutama lâchait des informations quand ça lui chantait – donc, très rarement lorsqu’on lui posait une question. Également adressée à Galina, la lettre antérieure de Toveine ne mentionnait pas du tout Sashalle ni les deux autres sœurs calmées après la bataille des puits de Dumai. Mais bien entendu, Toveine était révulsée par ce sujet. Y penser suffisait à lui donner le sentiment de mordre dans une prune pourrie. En conséquence, l’essentiel de son discours consistait à faire reposer le blâme sur Elaida – indirectement, certes, mais en la chargeant au maximum.
Comme des armes de jet, les yeux de Tsutama semblèrent vouloir transpercer ceux de Javindhra, mais elle reprit quand même sa tirade.
— Sashalle décrit la fichue visite à Cairhien de Toveine et des autres sœurs – en compagnie des Asha’man de malheur. À l’évidence, elle ignore tout du maudit « lien ». Du coup, elle a trouvé très étrange que des sœurs fraient avec des Asha’man en des termes « tendus, certes, mais souvent amicaux ». Par le fichu sang et les fichues cendres ! Que la Lumière me brûle, c’est ainsi qu’elle évoque les choses.
Le ton de la Supérieure – parfait pour discuter le prix de la dentelle sur un marché – et son langage leste ne trahissaient rien de ce qu’elle pensait vraiment sur cette affaire.
— Quand ils sont tous partis, ajouta Sashalle, ces gens ont emmené les fichus Champions des sœurs qui, selon elle, sont avec le garçon. Si deux et deux font bien quatre, il semble certain que Toveine et les autres cherchaient al’Thor, et qu’elles l’ont probablement trouvé à l’heure actuelle. Sashalle ignore pourquoi elles le cherchaient. En revanche, elle confirme ce que Toveine prétendait au sujet de Logain. Apparemment, ce maudit type n’est plus apaisé.
— Impossible, marmonna Javindhra dans les profondeurs de sa tasse.
Apparemment, Tsutama n’entendit pas. C’était tant mieux, parce qu’elle détestait qu’on mette en doute sa parole. Prudente, Pevara garda son opinion pour elle et but une nouvelle gorgée d’infusion. Jusque-là, cette lettre semblait n’avoir aucun intérêt, à part peut-être le passage où Sashalle prétendait être « chef » des autres sœurs. Mais quel intérêt avaient les faits et gestes de cette femme ? Ou ses intimes convictions ?