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Au moins, Pevara et ses compagnes connaissaient quatre noms de sœurs noires et détenaient quatre femmes qui avoueraient publiquement être des Suppôts. Comme les trois autres, Marris s’empresserait d’annoncer qu’elle reniait les Ténèbres, se repentait de ses péchés et revenait sous la Lumière. Tout ça avec assez de conviction pour rouler son monde dans la farine…

Selon toute probabilité, l’Ajah Noir était informé de tout ce qui se passait dans le bureau d’Elaida. Pourtant, le risque devait peut-être être couru. Malgré les dires de Talene, Pevara refusait de croire que la Chaire d’Amyrlin fût un Suppôt des Ténèbres. Après tout, c’était elle qui avait lancé la traque. Et elle avait le pouvoir de mettre la tour sens dessus dessous. La soudaine révélation que l’Ajah Noir existait bel et bien pouvait avoir l’effet que n’avait pas eu le retour des renégates avec une armée. En clair, inciter les Ajah à cesser de se feuler à la figure et à se serrer les coudes. Très profondes, les blessures de la Tour Blanche exigeaient un remède de cheval.

Les servantes s’étant éloignées, Pevara voulut formuler sa suggestion, mais Yukiri fut plus prompte à prendre la parole :

— La nuit dernière, Talene a reçu l’ordre de comparaître devant le « Conseil Suprême » de l’Ajah Noir. (La sœur grise fit la grimace, comme si ces mots avaient mauvais goût.) Il semble que ça arrive seulement quand on reçoit une distinction, quand on va être chargée d’une très importante mission ou quand on est soumise à un interrogatoire.

Yukiri refit la grimace. D’après ce que les chasseuses avaient appris, un interrogatoire, dans l’Ajah Noir, était une procédure incroyable et répugnante. Contraindre une femme à intégrer un cercle ? Compter sur celui-ci pour la faire souffrir ? Pevara elle-même en eut la nausée.

— Talene ne s’attend ni à une récompense ni à une mission spéciale…, reprit Yukiri. Logiquement, elle nous demande l’asile. Saerin l’a cachée au fond des sous-sols, dans une petite pièce. Talene se trompe peut-être ; pourtant, j’approuve la décision de Saerin. Ne rien faire reviendrait à laisser entrer un renard dans un poulailler en croisant les doigts pour que tout se passe bien.

Pevara leva les yeux sur la tapisserie qui les dominait de trois ou quatre bonnes têtes. À grands coups d’épée, de hache, de lance ou de hallebarde, des hommes en armure taillaient en pièces des monstres vaguement humains qui arboraient une gueule de loup ou de sanglier surmontée de cornes de chèvre ou de bélier. À l’évidence, l’artiste avait vu des Trollocs – ou au moins, des dessins très précis. Dans les rangs des Trollocs, on trouvait aussi des hommes. Des Suppôts des Ténèbres, bien sûr… Parfois, affronter le mal impliquait de verser le sang. Et de recourir à des… remèdes de cheval.

— Laissons Talene honorer ce rendez-vous, dit Pevara. Nous l’accompagnerons toutes, une surprise à laquelle les sœurs noires ne s’attendront pas. Si nous les tuons ou les capturons, nous aurons coupé la tête du poulet. De plus, le Conseil Suprême doit connaître les noms de toutes les traîtresses. Détruire l’Ajah Noir est à notre portée.

Yukiri saisit une frange du châle de Pevara et plissa les yeux.

— Oui, je vois bien, c’est du rouge… Un instant, j’ai cru que tu avais viré au vert pendant que je ne regardais pas. Ces femmes seront treize, au cas où tu aurais oublié. Même si certains membres de ce « conseil » ne sont pas à la tour, d’autres sœurs viendront les remplacer.

— Je sais, répondit Pevara, agacée.

Talene avait déversé des tombereaux d’informations – la plupart à la fois inutiles et terrifiantes. Presque plus qu’un esprit sain pouvait en supporter…

— Nous mobiliserons tout le monde. On peut ordonner à Zerah et aux autres de nous épauler, même chose pour Talene et ses trois homologues. Crois-moi, toutes marcheront droit.

Au début, Pevara était mal à l’aise vis-à-vis du serment d’obéissance. Mais avec le temps, on s’habituait à tout.

— Dix-neuf d’entre nous contre treize sœurs noires…, murmura Yukiri, beaucoup trop patiente pour que ce soit vrai.

Même sa façon de rajuster son châle exsudait la… patience.

— Enfin, quand je dis treize… Il y aura sans doute des sœurs pour assurer la sécurité de la réunion. Personne ne veille aussi jalousement sur sa bourse qu’un voleur…

Un vieux dicton agaçant que Pevara ne connaissait pas. Sans doute parce que Yukiri venait de l’inventer.

— Mieux vaut estimer que nous serons à égalité, voire en infériorité numérique. Combien déplorerons-nous de pertes ? Et pour combien de victimes en face ? Plus important, combien de ces femmes s’échapperont-elles ? N’oublie pas qu’elles cachent leur visage lors de ces réunions. Si une seule s’en sort, nous ignorerons son identité, mais elle saura qui nous sommes et le répétera à toutes ses collègues noires. Couper la tête du poulet, as-tu dit ? Moi, je crois plutôt que ça revient à combattre un léopard dans l’obscurité.

Pevara ouvrit la bouche mais la referma sans dire un mot. Yukiri avait raison. Les chiffres, elle aurait dû les estimer aussi, et en tirer les mêmes conclusions. Mais elle avait envie de frapper sur n’importe qui ou n’importe quoi, et ça n’avait rien de surprenant.

La Supérieure, peut-être folle à lier, l’avait chargée de convaincre les sœurs rouges – rétives à prendre un Champion depuis des lustres – de se lier avec des Asha’man, rien que ça ! En outre, la traque des Suppôts, dans la tour, était pour le moment au point mort.

Frapper ? Pevara aurait voulu mordre, oui ! De préférence une brique, pour y faire des trous.

Alors que Pevara pensait la rencontre terminée – venue pour apprendre comment les choses se passaient avec Marris, elle repartirait avec une amère récolte –, Yukiri lui tapota le bras.

— Marchons ensemble un moment… Nous sommes restées ici trop longtemps, et je voudrais te demander quelque chose.

Ces derniers mois, les conversations entre sœurs de différents Ajah faisaient naître les rumeurs les plus folles. Bizarrement, parler en marchant éveillait moins les soupçons. Une absurdité, mais qu’y faire ?

Yukiri prit tout son temps pour formuler sa question. Alors que les dalles du sol passaient d’une alternance de vert et de bleu à une combinaison de jaune et de marron, les deux femmes étaient descendues de cinq niveaux dans le grand couloir en spirale avant qu’elle se décide :

— L’Ajah Rouge a-t-il entendu quelque chose au sujet des Aes Sedai parties avec Toveine ?

Pevara faillit s’emmêler les pinceaux. Pourtant, elle aurait dû s’attendre à cette question. Toveine n’était sûrement pas la seule à avoir envoyé une lettre depuis Cairhien.

— Nous avons entendu parler de Toveine elle-même…

Pevara dévoila presque tout le contenu de la lettre de Toveine. Dans les circonstances présentes, qu’aurait-elle pu faire d’autre ? Elle omit cependant les accusations visant Elaida et ne précisa pas la date d’arrivée de la missive. Le premier point concernait exclusivement l’Ajah Rouge, pouvait-on espérer, et le second aurait requis des explications embarrassées.

— Nous avons eu une lettre d’Akoure Vayet, révéla Yukiri. Par le sang et les cendres !

Pevara en plissa le front de surprise. Volontiers terre à terre, Yukiri ne se montrait quasiment jamais vulgaire. Cela dit, elle n’avait pas non plus précisé la date d’arrivée de la lettre d’Akoure, il fallait le noter. L’Ajah Gris avait-il reçu d’autres lettres de Cairhien, en provenance de sœurs ralliées au Dragon Réincarné ? Il n’était pas possible de le demander. Dans cette traque, chaque chasseuse mettait sa vie entre les mains des autres, certes, mais les secrets des Ajah restaient… des secrets.

— Que comptez-vous faire des informations d’Akoure ?